Il lui rendit son sourire.
— L’argent ne compte pas quand il s’agit de la santé d’une jeune dame aussi belle que vous.
Au même moment, le commissionnaire entra en trombe, la mine hilare. De chacune des poches de son jean étroitement moulant, il sortit une épaisse liasse de coupures.
— Ah ! fit le patron avec un soupir de satisfaction. Et ce sont des dollars internationaux ! Ça vaut beaucoup plus que les pesos argentins.
À présent que David et Bahjat s’étaient assuré son indéfectible amitié, il passa quelques coups de téléphone, après quoi il les conduisit en personne à bord d’un vieux break poussiéreux, mais dont le moteur tournait rond, jusqu’à la petite piste raboteuse de Santa Rosa où les attendait un petit turboréacteur. Le pilote, un homme aux cheveux argentés, était déjà aux commandes en train de faire chauffer les moteurs.
David et le cabaretier aidèrent Bahjat à s’installer dans l’appareil, puis le second lança en haussant le ton pour dominer le hurlement des réacteurs :
— Vaya con dios ! Un docteur sera là quand vous atterrirez. Et soyez tranquille : mon téléphone n’est pas surveillé par la police.
Voilà que je remercie un truand de se livrer à des combines illégales ! songea David en secouant la main que l’autre lui tendait. Il monta à son tour et attacha la ceinture de Bahjat.
L’avion décolla en rugissant. Il trépidait si fort que David s’attendait presque qu’il se désintègre. Mais non ! Ça tenait bon.
Les deux jeunes gens étaient assis l’un à côté de l’autre derrière le pilote, un garçon bavard et souriant au visage poupin, aux mains puissantes et calmes, affecté d’une solide brioche. Le fauteuil du copilote était vide.
— J’ai commencé à voler à partir du moment où j’ai été assez grand pour voir au-dessus du manche à balai, commença-t-il sur un ton enjoué. J’ai été partout. Il suffit qu’on me paie et je prends l’air. Quelquefois, je vole même pour rien. Quand il y a un tremblement de terre, par exemple, et que des gens ont besoin de secours… du ravitaillement, des médicaments, des trucs comme ça.
David jeta un coup d’œil à Bahjat. Elle paraissait s’être endormie. Ses joues étaient toujours aussi enflammées. Elle avait une fièvre de cheval.
— Où allons-nous ?
— Au Pérou. Personne n’ira vous chercher là.
— Au Pérou, répéta David qui voyait en imagination des Incas et des conquistadores, des temples d’or couronnant d’inaccessibles pitons.
— Vous n’y êtes jamais allé ?
— Non.
— Ce sont de hauts plateaux. Il y a des gens qui ont de la difficulté à respirer tellement l’air est raréfié. J’ai livré de l’opium là-bas dans les années 90.
— En contrebande ?
Le pilote eut un vague haussement d’épaules.
— La polizia appelait cela comme ça. La camelote arrive par avion de Chine ou d’ailleurs et on la traite dans les montagnes. Il y avait des gros laboratoires dans le temps. Ensuite, elle est expédiée dans le Nord… aux gringos Moi, je n’ai jamais fonctionné dans cette partie de la filière. Trop dangereux. Ils sont fous, les gringos. Ils vous abattent comme de rien avec leurs fusées SAM quand on essaie de passer leur frontière.
— Des missiles sol-air ?
— Si. C’était une sacré affaire, la drogue. Ça rapportait de l’argent à la pelle à tout le monde. Et puis, le Gouvernement mondial est intervenu et il a tout foutu en l’air.
David opina.
— Oui, il y avait de grosses usines dans les montagnes, reprit le pilote. Du travail comme s’il en pleuvait, y compris pour nous, les aviateurs. Et voilà ! Le Gouvernement mondial a mis tout le monde au chômage.
Il était intarissable. Ils filaient en direction du nord-est et, au fil des heures, le panorama qu’ils survolaient changeait. À la pampa succéda la forêt. Puis ce fut une jungle dense et, enfin, de hautes montagnes escarpées. Certains sommets étaient couronnés de neige. Mais il n’y avait nulle part la moindre trace de routes, de villages ou d’habitations.
— C’est la partie la plus délicate de l’itinéraire, dit le pilote, sans se départir de sa bonne humeur. Jusqu’ici, nous avons volé aussi bas que possible pour échapper aux radars. Mais dans les montagnes en cette saison, on est obligé de grimper — ou alors, on se retrouve chez les anges. Est-ce qu’elle est bien attachée ?
David vérifia le bouclage de la ceinture de Bahjat et de la sienne. L’appareil, pris dans de puissants tourbillons d’air, commença à tressauter. Les parois déchiquetées des montagnes étaient terriblement proches.
— N’ayez pas peur, fit le pilote au moment où l’avion se cabrait. Je volais au-dessus de ces montagnes quand vous n’étiez pas encore né. Ce sont des amies.
Il y eut un trou d’air et David se félicita d’avoir l’estomac vide. Bahjat s’agita et gémit dans son sommeil.
Il a dit qu’un médecin nous attendrait à l’arrivée, se répéta David pour la centième fois. Il l’a promis.
— Oh oh !
Le jeune homme regarda le pilote qui s’était retourné dans son fauteuil.
— Que se passe-t-il ?
L’autre désigna quelque chose à droite. Trois chasseurs aux ailes delta volaient de conserve avec eux. David examina leurs insignes. Le globe bleu ciel, emblème du Gouvernement mondial. Et leur queue était frappée d’un soleil rayonnant stylisé. L’ancien symbole inca. Ils sont péruviens.
Le pilote avait mis ses écouteurs et il parlait dans son laryngophone — les mots concis du jargon professionnel.
— Ils veulent que nous nous posions sur l’aérodrome du G.M., dit-il à David. Ils savent que vous êtes tous les deux à bord.
— C’est le type de Santa Rosa…
— On a dû offrir une bonne récompense pour votre capture. C’est un homme en qui on peut avoir toute confiance jusqu’au moment où l’argent entre en jeu.
— Que feront-ils si nous passons outre ? Le pilote ne souriait plus.
— Ils nous descendront. Le chef de patrouille m’a averti qu’ils étaient armés de missiles et de canons laser de sorte qu’à moins d’aller plus vite que la lumière, nous n’avons aucune chance de leur brûler la politesse.
— Plutôt maigre, comme choix.
Le sourire fit une timide réapparition sur les lèvres du pilote.
— Il n’y a rien à craindre, amigo. Je connais ces montagnes. Pas eux. Je vous ferai atterrir sains et saufs. Pas à l’endroit prévu mais pas sur leur foutu aérodrome non plus. Ils peuvent toujours courir pour mettre la main sur mon zinc !
— Mais s’ils ont des missiles et…
Le pilote balaya l’objection d’un geste insouciant de la main.
— Moi, j’ai ça, dit-il en se tapotant la tempe du bout de l’index. Et ça. (L’index se pointa vers le bas et l’aviateur explicita d’un mot sa pensée :) Cojones.
Pendant un quart d’heure, ils poursuivirent leur vol escortés par les chasseurs, naviguant aussi droit et à une altitude aussi uniforme que les turbulences traîtresses le leur permettaient. Les jets supersoniques miroitants devaient constamment réduire les gaz pour rester à portée du petit turboréacteur. Le pilote expliquait en espagnol aux arraisonneurs qu’il ne pouvait pas aller plus vite.
— Je ne suis pas une fusée, quand même ! s’exclama-t-il en anglais à l’intention de David tout en réduisant imperceptiblement sa vitesse.
Puis il y eut une discussion au sujet de l’altitude. Les cimes, devant eux, étaient de plus en plus abruptes. Les Péruviens voulaient franchir l’obstacle aussi rapidement que possible. Le pilote secoua la tête. Pas question. Son pauvre petit coucou à bout de souffle avait déjà toutes les peines du monde à se maintenir à son plafond et il ne pouvait pas monter plus haut : le moteur calerait et ils casseraient du bois.