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L’argument n’eut pas l’air de convaincre Cobb.

— Et que va-t-il arriver quand ils débarqueront dans ton module avec des mitrailleuses ? Le dénommé Hamoud, alias Tigre, n’est que légèrement atteint. Tu n’es pas le seul être au monde à être invulnérable. Il y a aussi des immunités naturelles, tu sais.

Les mâchoires de David se nouèrent.

— Je m’occuperai de Hamoud quand il sera là.

— Un vrai dur, fit Cobb avec un reniflement de mépris.

— Je le serai autant que je devrai l’être.

— Bigre ! s’exclama le vieil homme avec un sourire en coin. C’est peut-être vrai, au fond. J’ai fait sortir un gamin de cette boîte à sardines et c’est un homme qui y est revenu.

— Comment ça, vous m’avez fait sortir ! protesta David. Il a fallu que je mette le paquet ! Comme pour m’évader d’une prison.

— Tu crois donc vraiment que tu aurais filé si je ne l’avais pas voulu ? Il était temps que tu voies le monde de tes yeux, mon garçon.

David, interloqué, étudia le visage couturé et meurtri, les yeux aigus de son interlocuteur. Cobb disait-il vrai ?

— Dans ce cas, pourquoi ne m’avez-vous pas tout bonnement donné quartier libre ? Pourquoi avez-vous joué cette comédie ?

— Parce qu’il fallait que ce soit toi qui décides de prendre le large, pas moi. Si tu étais parti parce que je t’en avais donné l’ordre, tu aurais jeté un bref coup d’œil sur quelques grandes villes, visité quelques centres scientifiques et quelques universités, et tu serais revenu quinze jours plus tard.

David s’apprêtait à jurer ses grands dieux que non, mais Cobb enchaîna :

— Quand un oisillon quitte le nid, c’est lui qui doit le décider, pas papa-maman. Les enfants en veulent toujours à leurs parents avant d’avoir le cran de voler de leurs propres ailes. Il était nécessaire que tu sautes toi-même à l’eau.

— Moi-même, vraiment ! J’ai plutôt l’impression que c’est vous qui avez tiré les ficelles… comme d’habitude, grommela le jeune homme.

— Non, pas vraiment. Tu as pris tes responsabilités. Je me suis borné à faire naître l’occasion. Et maintenant, tu es un adulte. Fort, sûr de lui, coriace. Ta graisse de bébé a fondu, fiston. C’est un homme qui est revenu.

— Je n’avais guère le choix.

— Bien sûr. Mais tu es revenu parce que tu as compris à quel point Île Un est importante pour l’avenir de la race humaine.

— Pour son présent, vous voulez dire !

— Pour son avenir, mon garçon, pour son avenir ! Est-ce que cela compte, toutes ces billevesées ? (Cobb avait haussé le ton et son expression s’était durcie.) Bon, ces insensés du F.R.P. vont couper les satellites solaires quelques jours, voire quelques semaines, mais qu’est-ce que cela change ?

— Des multitudes de morts. Une paille !

— Fadaises ! Écoute-moi. Tu demandais quel pouvait bien être le chaînon manquant, tu te rappelles ? Quand tu étais prévisionniste. Tu te rendais compte de l’importance qu’Île Un présente aujourd’hui pour les consortiums, mais tu ne voyais pas l’importance qu’elle aura demain.

— Vous voulez dire… en fournissant des quantités d’énergie toujours accrues à tous les peuples de la Terre et pas seulement…

— Tu parles comme un enfant, le coupa sèchement Cobb. Ce n’est pas du tout cela. Écoute-moi, je te dis ! Île Un est un commencement, un tremplin. Nous sommes Indépendance Missouri, à l’heure où les pionniers américains ouvraient la piste de l’Oregon dans leurs chariots bâchés. Nous sommes le port de Palos à l’heure où Christophe Colomb mettait la voile à destination du Nouveau-Monde. Nous sommes Cap Canaveral à l’heure où les premiers astronautes s’envolaient pour la Lune !

— Du calme ! Ne vous excitez pas comme ça.

— Du calme ? Mes fesses ! Ne comprends-tu pas ? Île Un est le premier pas que fait réellement l’homme dans l’espace. Nous ferons en sorte que l’espèce humaine essaime dans tout le système solaire. Alors, nous n’aurons plus rien à craindre. Quoi qu’il advienne de la Terre, si stupides et myopes soient les Terriens chez eux, nous serons assurés de survivre. Les êtres humains vivront ici, en L4 et en L5, sur la Lune, dans les colonies extra-martiennes, au milieu des astéroïdes… nous peuplerons le système tout entier ! La dispersion… c’est la clé de la survivance pour l’Homme. Nous nous éparpillerons à travers l’espace, dans l’immensité de l’univers qui est notre patrie. Un système solaire débordant de ressources naturelles et d’énergie nous attend. Qui a besoin de la Terre ?

Exalté par cette vision grandiose, le vieil homme haletait.

— Survivre par la dispersion ? murmura David.

— Oui ! balbutia Cobb qui continua sur un débit haché : Que crois-tu que j’ai fait ici… avec les premiers modules-usines, le matériel de construction, les baraques originelles que l’on a édifiées pour les équipes de bâtisseurs ? Garrison ne comprend pas. Aucun des membres du directoire n’a jamais rien deviné. Je les ai utilisés. Je me sers d’eux pour… pour préparer la première expédition à destination de la ceinture des astéroïdes. Il y a là des mines d’or, mon garçon. Du fer, du nickel, de l’eau, du carbone, de l’azote… tout ce qui est nécessaire aux gens pour vivre. Nous allons construire une colonie mobile et prendre le large, explorer les astéroïdes — comme Marco Polo, comme Henri Hudson, Magellan ou Drake. Les colons navigueront pendant des années. Ils devront se suffire à eux-mêmes et être assez nombreux pour créer une communauté, un groupe de familles…

— Je comprends.

Oui, David comprenait enfin. Parfaitement. Le projet de Cobb lui apparaissait de façon claire, il comprenait comment tout s’imbriquait. Il a programmé les mille prochaines années de la race humaine ! Mais il voyait aussi la paille dans l’acier, le point faible de ce plan qui ferait s’écrouler tout l’édifice… à moins que lui, David, ne réussisse à l’éliminer.

Il y eut une soudaine secousse. C’était la navette qui s’amarrait au sas.

— Ils sont là, annonça-t-il à Cobb. Il faut que je règle cette question d’abord. Sans quoi, nous ne pourrons jamais préparer le moindre avenir pour la race humaine.

Hunter Garrison se réveilla lorsque les miroirs extérieurs pivotèrent automatiquement pour capter les premiers rayons de soleil d’une nouvelle journée. Tous les muscles, toutes les articulations de son corps usé étaient douloureux. Le sol, sous lui, était dur, humide et froid.

Il se dressa sur son séant en grognant et resta longtemps dans cette position en battant des paupières, ses yeux chassieux fixés sur l’épais et sombre feuillage qui l’environnait. Il avait l’impression que l’inquiétante pénombre l’engloutissait. On ne voyait pas à plus d’un mètre et, s’il levait la tête, la masse des ramures et des lianes enchevêtrées faisait écran.

Quand il se rendit compte qu’Arlène était invisible, ses mains se mirent à trembler. Il l’appela mais seul un soupir rauque et grinçant sortit de ses lèvres.

— Arlène !

Il avait peur. Jamais il ne l’aurait avoué à quiconque mais il avait peur des truands qui s’étaient introduits chez lui. Il avait peur et sa solitude l’accablait.

— Arlène ! Où es-tu ? Qu’est-ce qu’ils t’ont…

Un bruit dans les fourrés le fit sursauter mais c’était seulement elle qui se frayait un chemin à travers la végétation, une grande fille athlétique et saine. Elle portait maintenant un short très court et un T-shirt blanc qui lui moulait la poitrine. Elle était échevelée mais souriante.

— Tout va bien. Ils sont partis. On peut rentrer.