Derrière la fenêtre de la salle de séjour, William Palmquist contemplait le tracé rectiligne des sillons qui s’étendaient à perte de vue. Les premiers épis pointaient et les labours commençaient à verdir. Mais personne, ni hommes ni machines, ne travaillait dans les champs désertés.
— Reviens te coucher, chéri, cria Ruth depuis la chambre. Tu n’as pas fermé l’œil de la nuit.
— J’arrive.
Mais il ne pouvait pas s’arracher à sa fascination et ce fut finalement Ruth qui le rejoignit, une blouse rose jetée sur les épaules. Quand elle posa sa tête sur sa poitrine, William sentit la tiédeur du corps de sa jeune femme.
— Viens, Bill. Tu sais qu’ils nous ont dit de ne pas bouger tant que le calme ne sera pas rétabli.
Palmquist secoua la tête.
— Mais la récolte ne peut pas attendre ! Il y a du travail à faire. C’est une phase importante du cycle de la germination.
— Tu ne me laisseras pas toute seule, hein ?
Il la prit par la taille.
— Bien sûr que non. Mais…
— Personne n’est allé aux champs.
— Je sais… Oh ! Regarde !
Ruth se raidit quand elle vit ce qu’il lui désignait : un terroriste en treillis vert olive qui avançait le long du chemin en lisière des champs. De la fenêtre du troisième étage où ils se tenaient, il était difficile de dire si c’était un homme ou une femme mais ils distinguaient parfaitement le fusil automatique au long canon du guérillero.
— Il se dirige vers notre immeuble, murmura Ruth, et la terreur perçait dans sa voix.
William la serra plus fort contre lui tout en faisant mentalement l’inventaire de ce qui, dans l’appartement, pourrait servir d’arme. Devant un fusil d’assaut, cela n’allait pas très loin.
— Mais il titube ! s’exclama-t-il.
— Il est peut-être ivre, hasarda Ruth.
— Non. On dirait qu’il souffre. Possible qu’il soit blessé.
Soudain, le guérillero s’écroula, face contre terre, tandis que son fusil roulait un peu plus loin. Il ne bougeait plus.
William se rua sur la porte.
— Enferme-toi à clé dès que je serai sorti et téléphone à tous les voisins, lança-t-il à Ruth. Je vais chercher ce fusil. Peut-être qu’on pourra au moins résister.
Quand elle se réveilla, Bahjat avait le crâne taraudé par une migraine atroce. Lorsqu’elle essaya de s’asseoir, la pièce se mit à tournoyer vertigineusement et elle laissa retomber sa tête en arrière.
Elle avait dormi sur le bureau, un épais carnet en guise d’oreiller. La fièvre la brûlait comme quand, fugitifs, ils couraient l’Argentine, David et elle… se pouvait-il qu’il n’y eût que quelques mois de cela ? Elle avait l’impression que des années s’étaient écoulées depuis leurs errances. David lui avait alors sauvé la vie. En risquant la sienne.
Et elle était à nouveau malade. Amants et ennemis. Au lieu de nous apporter mutuellement la vie, nous nous donnons la mort. Elle se dressa péniblement sur son séant et s’assit sur le bord du bureau, les jambes pendantes.
Evelyn dormait, allongée par terre, la respiration oppressée, le visage moite de transpiration. Installé dans un fauteuil, pistolet au poing, Hamoud, l’œil perdu dans le vague, contemplait fixement par la baie le bric-à-brac du laboratoire.
— J’ai dormi longtemps ?
La gorge de Bahjat était sèche et irritée. Des flèches de feu lui traversaient le corps.
— Plusieurs heures, répondit Hamoud sans se retourner.
— Toujours aucun signe de lui ?
— Rien. Il n’y a pas eu le moindre son depuis les coups de feu et les cris.
Elle posa les pieds par terre avec un grand luxe de précautions. Au moment où la gravité s’était brutalement modifiée, tous trois avaient été projetés à travers la pièce. Marcher était devenu éprouvant. Chaque fois que l’on faisait un pas, on avait tendance à décoller du sol.
— Comment te sens-tu ?
— J’ai la fièvre, grommela Hamoud. Mais ce n’est pas bien grave. Je suis plus robuste que presque tous les autres… plus que le géant, même.
— Il a peut-être tué David.
— Non, c’est le contraire. C’était Leo qui a crié, pas ton cher David.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? s’enquit Bahjat en s’accotant contre le meuble — elle était trop faible pour franchir beaucoup de distance.
— Tu es armée ?
Elle acquiesça et posa sa main sur l’étui à revolver fixé à sa ceinture.
— Oui ou non ? insista Hamoud.
— Oui, dit-elle tout haut, comprenant qu’il ne la regardait pas.
Hamoud se leva lentement, avec circonspection, comme un vieillard fragile.
— Je vais me mettre à la recherche du blondinet. Quelle que soit la maladie qu’il nous a filée, je suis moins atteint que vous autres. Je le trouverai et je le ramènerai.
— Vivant, ajouta Bahjat.
Un rictus fugitif retroussa les babines de Hamoud.
— Autant que faire se pourra.
— Sinon, nous mourrons tous.
— Toi, surveille l’Anglaise. Elle nous sera peut-être utile quand je l’aurai capturé.
Bahjat opina à nouveau bien que le mouvement attisât la douleur qui lui martelait le crâne. Hamoud avança jusqu’à la porte, posa le pied sur la passerelle et, tenant son pistolet d’une main, la rambarde de l’autre, il se mit en marche à pas prudents.
— Il est parti ? demanda à voix basse Evelyn en ouvrant les yeux.
Bahjat lui décocha un regard surpris.
— Oui.
— Il faut fuir, se mettre hors de son atteinte, fit la journaliste dans un chuchotement rauque en se dressant sur son coude.
— Comment ? Le tambour du sas est fermé et il ne s’ouvrira pas. Et on ne peut pas communiquer avec la colonie.
Evelyn s’assit. L’effort lui arracha une grimace.
— David… il nous a bloqués ici, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Eh bien, rejoignons-le… avant que Hamoud ne le trouve et ne le tue. Il est notre seul espoir.
— Non, répliqua Bahjat en durcissant le ton. Nous ne bougerons pas d’ici.
— Pour que vous puissiez brandir la menace de m’exécuter si David refuse de se rendre ?
— Exactement.
Le rire naissant d’Evelyn se transforma en quinte de toux.
— Ce ne sera pas de moi que Hamoud se servira pour son chantage mais de vous. (Sa voix était grinçante. Comme Bahjat secouait lentement la tête, elle reprit :) Croyez-moi, je parle en connaissance de cause. Il a déjà menacé de vous couper en petits morceaux… C’est pour cela que David lui a dit où il s’était caché.
— Vous mentez.
— À qui David est-il le plus attaché ? À moi ou à vous ?
— La question n’est pas là.
Evelyn s’efforça non sans peine de se mettre debout et, à cette vue, la main de Bahjat se posa sur la crosse du pistolet.
— On n’a pas le droit d’être stupide à ce point-là ! fit l’Anglaise qui vacillait sur ses jambes. Il vous aime. Et il est préférable que Hamoud soit mort que vivant.
— Vous seriez ravie de détruire le F.R.P., n’est-ce pas ? Le plus beau sujet d’article qu’on puisse imaginer !
— Ne dites pas de sottises. Vous l’avez déjà détruit de vos propres mains. Quand vous étiez un groupuscule de rebelles naïfs et romantiques qui montraient le bout de leur nez ici et là, personne n’était assez impressionné pour vous éliminer. Mais, maintenant, vous terrifiez le monde entier et il vous broiera. Vous êtes devenus trop puissants, votre succès est trop complet.