Garrison exhala une sorte de borborygme à mi-chemin entre le grognement et le soupir, et David tapa sur le clou :
— Vous ne voyez donc pas ? Il y a presque huit milliards de gens sur la Terre. Et nous sommes solidaires d’eux. Nous ne pouvons pas nous enfermer dans notre splendide isolement alors qu’ils vont droit à la catastrophe planétaire. Ils nous entraîneront dans leur chute. Ils nous anéantiront en s’anéantissant.
— Dans ce cas, il vaudrait peut-être mieux qu’on aille sur Mars ou quelque part où…
— Non, ce n’est pas la solution, tout au contraire. Il faut que vous vous mettiez dans la tête que l’espace est riche en ressources — en énergie, en métaux, en minéraux. Tout ce dont la Terre a si désespérément besoin, nous pouvons le puiser dans l’espace. Les Terriens ne réussiront jamais à faire tourner rond leur société si nous ne leur apportons pas un sang nouveau. Et ces richesses, elles sont là, dans l’espace. Toutes les richesses du système solaire à portée de la main !
— Et on leur en ferait cadeau ?
— Il faut renflouer la Terre, et le plus vite possible. Autrement, quels que soient les accords politiques qui seront signés, ce sera à nouveau la guerre pour la nourriture et les ressources naturelles dans quelques années.
— N’importe comment, ils s’entre-tueront, intervint Cobb. Nous ne pouvons pas l’empêcher. Tout ce qui est en notre pouvoir, c’est de mettre en place une issue de secours, multiplier les colonies humaines dans l’espace afin que, même si la Terre se suicide, la race humaine puisse survivre.
— Non, cela ne suffit pas, répliqua David. Nous avons les moyens d’aider les Terriens à éviter le génocide. Si nous leur tournions le dos, nous ne serions pas des humains.
— Et ça me coûtera soixante-quinze pour cent de mes bénéfices, bougonna Garrison.
— À quoi vous servent-ils ? rétorqua le jeune homme. Vous avez tout ce que vous désirez. Île Un est un succès. Elle se suffit à elle-même. Après, que voulez-vous faire de vos gains ? Les placer dans des firmes terriennes ? La catastrophe, quand elle arrivera, les engloutira. Les investir dans l’armement, financer des mouvements révolutionnaires, essayer de renverser le Gouvernement mondial ? Vous savez maintenant à quoi cela mène : à ce que des barbares mettent votre demeure à sac.
Garrison grimaça.
— Vous avez l’art de retourner le couteau dans la plaie, on dirait, mon garçon.
— Investissez dans les nouvelles colonies spatiales, poursuivit David sans relever le propos. C’est là la clé de l’expansion. Je ne peux pas garantir que nous empêcherons le désastre en nous lançant dans cette voie mais je suis sûr d’une chose : il aura lieu si nous ne le faisons pas.
— Utiliser nos bénéfices pour développer nos opérations dans l’espace, fit rêveusement Garrison. Ça ne paraît pas tellement farfelu quand vous exposez les choses de cette façon.
— Peu importe la manière de les exposer. Il est impératif que nous…
— Holà ! Pas si vite. Il faut que je réfléchisse. D’autant que j’ai l’intention d’investir un sérieux paquet dans la recherche biologique. Vous savez, les gars qui potassent la question de la longévité et du rajeunissement…
David referma la bouche.
Garrison se tourna vers le Dr Cobb.
— Combien de temps allez-vous encore tirer votre flemme dans ce lit ? lui demanda-t-il sur un ton hargneux.
— Ils veulent me garder encore quelques jours, paraît-il.
— Bon. (Garrison se gratta longuement le menton.) Le conseil d’administration se réunit mercredi. Vous y assisterez tous les deux. Vous… (Il braqua son regard sur David :) Vous apporterez ces analyses informatiques auxquelles vous avez fait allusion. Je veux des faits et chiffres, pas de discours oiseux.
— Vous les aurez, comptez sur moi.
— Il y a intérêt.
Et Garrison coupa la communication.
Le visage de Cobb était à nouveau seul à occuper l’écran.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? s’enquit David comme le vieil homme gloussait de rire.
— Il n’y a rien de drôle. Je suis heureux, c’est tout. Content de voir que tu as finalement mis tous les éléments en place. Tu as la trempe d’un chef, mon petit. Tu as tout calculé et tu sais où tu veux aller. Je ne suis d’ailleurs pas d’accord avec toi. Tu n’arriveras pas à éviter la catastrophe, tu sais.
— On peut toujours essayer.
Cobb hocha tristement la tête.
— Ces imbéciles ont pillé la Terre et ils ont tellement lapiné que plus rien sur la verte planète du Bon Dieu ne peut désormais les sauver.
David ne put retenir un sourire.
— Nous ne sommes pas sur la verte planète du Bon Dieu. Je dis, moi, que nous pouvons les empêcher de se suicider.
— Je ne crois pas que tu pallieras le désastre, fit pensivement Cobb. Tu le retarderas peut-être mais tu n’arrêteras pas l’inévitable.
— Eh bien soit pour le sursis, répliqua David en haussant les épaules. Si nous retardons l’échéance assez longtemps, qui sait si le péril ne disparaîtra pas ?
Cobb retrouva le sourire.
— Ah ! l’optimisme de la jeunesse ! En tout cas, tu t’es attelé à une rude besogne. Tous mes vœux t’accompagnent.
— Oh ! Attendez ! Je ne suis pas seul dans le coup.
— Non, mais c’est toi le patron. C’est ton job. À présent, tu es le chef. J’ai achevé mon travail. À toi de me succéder.
— Mais je n’en ai aucune envie.
— Ce n’est pas facile, je sais. Moi non plus, je ne voulais pas. Seulement, il y a un boulot à faire et il faut bien s’y mettre. Tu ne laisseras jamais quelqu’un d’autre s’y mettre à ta place parce que tu sais comment le faire. Tu es capable de le mener à bien. Et tu le mèneras à bien.
David comprenait que le vieil homme disait vrai. Il n’y avait pas moyen d’échapper à l’engrenage et de retourner à sa vie d’avant. Et pourtant, il n’avait pas l’impression d’un piège qui se refermait sur lui. Non, il se sentait au contraire dynamique et heureux.
Cobb souriait toujours.
— Tu as déjà commencé à donner des ordres à Garrison. Tu as réussi à faire en sorte que le Gouvernement mondial et El Libertador t’écoutent. Quel effet cela fait-il d’imposer sa loi ?
— Je… (David s’adossa plus confortablement :) Il y a deux choses que j’aimerais faire.
— Lesquelles ?
— Eh bien, pour commencer, tout au moins… Je connais un petit village indien dans les Andes péruviennes. Je ne veux pas que les promoteurs s’emparent de ces terres pour y construirent des villes nouvelles. Je voudrais qu’on laisse ces gens tranquilles.
Cobb secoua le menton.
— Ce ne sera pas facile, facile, tu sais.
— Ou alors, peut-être… peut-être que nous pourrions leur construire une colonie spatiale, leur donner un monde qui serait bien à eux où personne ne viendrait jamais les embêter.
— Je voudrais voir la tête que fera Garrison quand tu lui sortiras ça !
— Et puis, il y a Leo. Quand il sera remis sur pied et qu’il sortira de l’hôpital, je voudrais qu’il retourne à New York pour voir s’il pourra tirer des leçons de la situation qui règne dans les villes.
— Tu penses le renvoyer à New York ?
— Pourquoi pas ? Il connaît les problèmes urbains. Peut-être qu’il leur découvrira des solutions.
— Autant expédier Attila dans un couvent ! Leo a trop de sang sur les mains.
David repoussa l’argument d’un haussement d’épaules.
— Citez-moi le nom d’un dirigeant politique, d’un homme qui a conquis le pouvoir sans se salir les mains. George Washington ? Yasser Arafat ? El Libertador ?