— Après ce qu’il a fait, il est persona non grata aux États-Unis.
— Pas pour le peuple. Les leaders blancs eux-mêmes l’accepteront parce qu’il pourra parler au nom de l’ensemble de la majorité non blanche, là-bas.
Cobb se contenta de dodeliner du chef.
— Je voudrais vous poser une question personnelle, dit alors David sur une soudaine impulsion. Vous me répondrez ?
Le vieil homme eut l’air surpris.
— Si je peux…
Le cœur de David cognait très fort dans sa poitrine.
— Êtes-vous… êtes-vous mon véritable père ?
Le froncement de sourcils étonné de Cobb s’effaça.
— Ton père génétique ? Non, mon garçon, ce n’est pas moi. (Jamais David n’avait vu pareille douceur dans les yeux de Cobb.) D’ailleurs, je ne sais pas qui c’était. Mais je regrette que ce ne soit pas moi parce que je suis très fier de toi. Je ne le serais pas plus si tu étais la chair de ma chair et le sang de mon sang, je ne t’aimerais pas davantage.
David se rendit soudain compte qu’il s’était levé. Maintenant il était debout devant l’écran géant.
— Merci de m’avoir dit cela, murmura-t-il. Je vous ai toujours aimé comme un père.
Cobb toussota pour dissimuler son embarras et le jeune homme caressa du bout des doigts le verre froid de l’écran.
— Il faut que vous vous reposiez, à présent.
— Oui. J’ai un conseil d’administration mercredi.
L’écran s’éteignit. David était seul. Il resta longtemps dans le bureau silencieux, coupé de tout et de tous, à méditer et à s’interroger.
Soudain, son regard se posa sur la pendule-calendrier encastrée dans le mur et il se lança dans une frénésie d’activité. Partagé entre l’exaltation et l’appréhension, il se rua hors du bâtiment administratif, sauta sur une électrobécane rangée dans le parking et, poussant l’accélérateur à fond, s’engagea sur le chemin conduisant au village.
Il ne s’arrêta qu’une seule fois pour entrer en coup de vent dans une minuscule échoppe à l’orée de la bourgade et repartit en direction de l’ensemble résidentiel où logeait Bahjat.
L’appartement n’avait rien de somptueux mais il était tout à fait confortable selon les normes d’Île Un. Situé au dernier étage, il avait une vue superbe sur toute la colonie. Les pièces étaient vastes, les meubles venaient du palais du cheik al-Hachémi qui avait amené tout ce qu’il fallait pour s’installer dans le cylindre B.
Bahjat ouvrit elle-même. Les seuls domestiques d’Île Un étaient des esclaves électroniques.
— Je pensais bien que c’était vous, dit-elle en faisant entrer David dans le séjour.
Un tapis d’angora blanc recouvrait le sol et de gracieux palmiers en pot montaient jusqu’au plafond.
— Je suis venu vous apporter un cadeau.
David sortit de sa poche un objet et le tendit à la jeune fille qui le prit avec un sourire. Ce n’était pas emballé.
— Un nécessaire à maquillage !
— Je sais bien que vous avez récupéré vos affaires, balbutia David d’une voix chevrotante, mais je me suis rappelé… cette nuit-là, à New York… alors…
Le sourire de Bahjat s’élargit.
— C’est un présent symbolique ? Merci, David. J’y attache le plus grand prix.
Elle lui fit signe d’avancer.
— La conférence a pris fin.
David ne savait pas comment commencer.
— Et alors ?
Bahjat n’extériorisait rien, ni crainte ni espoir. Elle n’était que beauté et séduction.
— Ils sont convenus de décréter une amnistie générale qui prend effet immédiatement. Il n’y aura pas de représailles, il n’y aura plus de combats. Le F.R.P. pourra utiliser des moyens pacifiques pour faire triompher sa cause.
Bahjat se dirigea à pas lents vers le divan qu’encadraient les fenêtres et s’assit. Elle paraissait lasse et déprimée.
— Il y aura toujours des fous à l’image de Hamoud qui ne savent que détruire.
— Eh bien, ils seront écrasés comme des insectes nuisibles. Le Gouvernement mondial, les troupes révolutionnaires d’EI Libertador et même les multinationales, tout le monde est d’accord : personne ne recourra plus à la violence.
— Pour combien de temps ?
David sourit :
— Pour assez longtemps si la chance est avec nous et si nous ne ménageons pas nos efforts.
Elle le regarda avec étonnement en plissant le front.
— Quels efforts ?
David prit place à côté de la jeune fille et se mit en devoir de lui exposer ses projets : peupler le système solaire d’établissements humains, lancer dans l’espace des colonies artificielles qui expédieraient à la Terre les matières premières et les richesses naturelles grâce auxquelles la race des hommes connaîtrait une prospérité jamais égalée.
Bahjat l’écoutait, manifestement approbative. Un pâle sourire se forma sur ses lèvres.
— C’est un bon plan et un but louable. Vous vous préparez un avenir exaltant.
— Pour vous aussi.
— Je n’ai pas d’avenir, fit-elle en secouant la tête. Je suis une criminelle.
— Vous m’avez sauvé la vie.
— J’ai contribué au massacre de milliers de gens. Et j’ai assassiné Hamoud de sang-froid… et avec joie. J’ai eu plaisir à le tuer.
Une flamme de colère brillait dans les yeux de Bahjat. Pas seulement de colère. De douleur aussi.
— Shéhérazade a tué un tueur du F.R.P. Mais Shéhérazade n’existe plus. Elle a accompli sa tâche. En revanche, la princesse Bahjat al-Hachémi est bien vivante. C’est une résidente permanente d’Île Un où elle habite désormais avec son père.
— Je ne veux pas vivre avec lui !
— Vous pouvez vivre à quelques kilomètres l’un de l’autre sans jamais vous voir. Peut-être que, le temps aidant, vos sentiments changeront.
— Jamais !
— Jamais… c’est très long.
Elle riva son regard au sien.
— Vous ne comprenez donc pas, David ! Je ne peux pas vous aimer. Il s’est passé trop de choses entre nous. Je ne pourrai jamais vous aimer !
— Jamais ?
Elle se détourna.
— Alors, je suis prisonnière d’Île Un ? C’est cela ?
— Vous êtes ma prisonnière comme j’ai été votre prisonnier. Chacun son tour.
— Vous parlez sérieusement ?
— Très sérieusement. Je vous aime et je vous veux auprès de moi. Il n’y a plus rien pour vous sur la Terre excepté de mauvais souvenirs. Restez avec moi, Bahjat. (Il lui prit la main.) Restez avec moi.
— Mais, David, comment pouvez-vous m’aimer ?
— Ce n’est pas très difficile.
— Après tout ce par quoi nous sommes passés…
— Surtout après, justement.
Malgré elle, elle sourit.
— Mais est-ce que vous vous rendez compte que je ne serai jamais capable d’oublier ce qui est arrivé ? Jamais je ne me pardonnerai…
— Il n’y a rien à pardonner. Le passé est le passé. C’est fini. Tournez-vous vers le futur et aidez-moi à bâtir des mondes neufs.
Elle fit face à la fenêtre inondée de lumière derrière laquelle la terre verdoyante s’incurvait de façon délirante.
— Mais ce n’est pas un monde réel. Il est trop étriqué, trop limité…
David jeta un coup d’œil à sa montre et désigna du doigt l’une des longues baies oblongues qui ponctuaient le cylindre.
— Regardez, Bahjat.
Tout d’abord, la lumière pâlit si lentement qu’il était difficile de savoir si ce n’était pas une illusion. Mais la clarté s’estompait de plus en plus et bientôt, ils virent à travers les vitres polarisées un disque noir mordre sur le soleil et l’engloutir.