Maintenant, ils décrivaient des cercles autour des pics enneigés. Au-dessous d’eux se déployait une mer de nuages et de brume mais à l’altitude où ils évoluaient, l’air était limpide.
Soudain, le pilote mit les gaz à fond, vira sèchement à gauche et l’avion plongea si brutalement que David ne vit que des rochers défiler derrière le hublot. Rugissant de tous ses moteurs, il piqua dans la nappe de nuages. Quelques instants plus tard, perdus dans une brume grisâtre qui les enveloppait comme un linceul, ils volaient avec une visibilité nulle.
David, voulut hurler mais il avait la gorge tellement nouée que son cri s’étrangla. Le pilote arracha ses écouteurs et lui sourit.
— Ne vous bilez pas. J’ai mon radar.
Il effleura le minuscule écran orange du tableau de commande, salmigondis d’échos renvoyés par les montagnes qui les entouraient de toute part.
Mais tu ne le regardes pas ! s’écria David dans son for intérieur.
— Eux aussi, ils en ont, enchaîna le pilote, la tête toujours tournée vers son passager. Mais ils auront bien trop peur que leurs jolis oiseaux tout neufs et ultrarapides n’embrassent amoureusement les rochers. Ces montagnes, je les connais comme ma poche. Je pourrais voler les yeux bandés et leur envoyer à chacune un baiser au passage.
David opina en faisant un effort méritoire pour sourire.
Après une petite éternité passée à cahoter de-ci de-là, les oreilles bourdonnantes, ils sortirent enfin des nuages et des pentes couvertes de prairies s’offrirent à la vue de David. Les rayons obliques du soleil perçaient les épais bancs de nuages. Les prairies étaient pelées, brunâtres, parsemées de rocaille, dépourvues d’arbres.
Le pilote, à présent, était trop occupé pour avoir le temps de faire la conversation. Il dirigea l’appareil sur un entablement tapissé d’herbes flétries, en fit une fois le tour, puis il sortit le train, fit basculer les volets et l’avion se posa en rebondissant et en soulevant un tourbillon de poussière.
Il ne coupa pas le moteur. Simplement, il tendit le bras et ouvrit la porte à laquelle était appuyé David.
— O.K. Maintenant, vous êtes sauvés.
— Sauvés ? Où sommes-nous ?
— À environ cinquante kilomètres de Ciudad Nuevo où vos amis vous attendent.
— Mais comment irons-nous là-bas ?
— Ça, je n’en sais rien. D’ailleurs, peut-être que la polizia les a déjà ramassés, vos amis. Vous serez davantage en sécurité ici pendant quelques jours.
— Que voulez-vous dire ? Il n’y a rien !
— Si, il y a un village indien de l’autre côté de ce piton. Vous pourrez y rester quelque temps.
— Mais…
— Je n’ai pas le temps de discuter. Il faut que je regagne un terrain pour faire le plein avant que cette bouffe-merde de polizia ne m’épingle. Allez, descendez ! Vite !
Sans même pouvoir mettre un peu d’ordre dans ses idées, David défit la ceinture de Bahjat et la prit dans ses bras. Quand il eut mit pied à terre, le pilote relança ses moteurs, soulevant un ouragan miniature de poussière et de cailloux autour du couple.
L’avion roula en cahotant et décolla. Quelques minutes plus tard, il avait disparu dans les nuages et l’on n’entendait même plus gronder ses moteurs. David était seul dans un désert avec Bahjat, malade et inconsciente.
25
C’est arrivé ! J’étais allé dans le dortoir de Ruth pour travailler sur le projet électronique que nous préparons ensemble. Ses deux copines n’étaient pas là et… eh bien, au lieu de plancher sur ce projet, on s’est mis au lit. Elle est merveilleuse. Pour elle aussi, c’était la première fois. Quand je lui ai dit que je l’aimais et que je voulais l’épouser, elle s’est contentée de rire et de me répondre qu’elle ne songerait pas au mariage avant longtemps. Sa famille est juive mais pas du tout stricte ni rien et ses parents ne feraient pas d’objections si on se mariait. Mais si nous avons des enfants, m’a-t-elle dit, ils seraient juifs. Je ne comprends pas très bien. Il ne semble pas que ça ait quelque chose à voir avec la religion dans laquelle ils seront élevés. Ils seront juifs même si nous les élevions dans la foi luthérienne. C’est ce que Ruth m’a expliqué. Quoi qu’il en soit, je vais travailler encore plus dur qu’avant. Ruth est une élève brillante. Elle réussira les tests, ça ne fait pas un pli, et elle ira sur Île Un. Et il n’est pas question qu’elle y aille sans moi.
Il faut regarder les choses en face, ma petite vieille : tu as viré maso, se disait Evelyn.
La décoration du Vesuvio Bar était constituée d’hologrammes tridimensionnels représentant d’anciennes éruptions du Vésuve. Si l’on tournait la tête d’un côté, on voyait une incandescente coulée de lave anéantir un village sous son inexorable avancée. Si on la tournait de l’autre côté, c’étaient des rochers de la taille d’une école jaillissant du cône embrasé du volcan qui s’offraient à la vue.
En tête à tête avec son verre dans la salle sombre et bruyante, Evelyn ne prêtait pas attention à ces dioramas. La plupart des gens qui s’entassaient dans l’établissement étaient des Italiens, des Napolitains qui aimaient mieux chanter que parler et discuter que chanter. Les barmen se chamaillaient avec les serveurs, les serveurs se chamaillaient avec les clients et les clients se chamaillaient entre eux, tout cela en braillant comme des sourds et avec des gesticulations plus éloquentes que celles d’aucun chef d’orchestre dirigeant une symphonie. Il suffirait de parler du temps qu’il fait pour se faire arracher les yeux, songea Evelyn.
Mais elle était enfermée dans un cocon de silence. Elle n’entendait rien, ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle, trop plongée qu’elle était dans ses propres pensées.
Ils se sont posés en Argentine. Si j’y vais, y seront-ils encore à mon arrivée ? Les Argentins m’autoriseront-ils à voir David ? Ou à interviewer les pirates du F.R.P. ? Et comment faire pour aller là-bas ? Taper Charles ? Il voudra se faire payer en nature.
Il lui était égal que Sir Charles fût bisexuel. Ce qu’il faisait avec les autres ne la concernait pas. Mais c’était un masochiste et ses exigences de châtiments coupaient ses effets à Evelyn. Deux masos ne peuvent avoir du plaisir ensemble. Encore que son masochisme à elle fût strictement limité à la profession qu’elle avait choisie. Il faut vraiment que tu sois masochiste pour t’accrocher au journalisme. Il n’y a pas d’autre explication.
— Puis-je vous offrir un verre ?
Surprise, Evelyn leva la tête. Un homme était debout à côté de son tabouret. Jeune, le cou épais, le teint basané. Il ne ressemblait pas tout à fait à un Italien bien qu’il fût vêtu comme tous ceux qui se pressaient dans le bar — même pantalon décontracté, même chemisette légère.
— C’est que j’allais justement m’en aller.
L’homme posa la main sur le poignet d’Evelyn. Doucement, légèrement. Mais ce fut suffisant pour l’obliger à rester assise.
— Vous êtes la journaliste anglaise qui veut interviewer les pirates de l’espace, n’est-ce pas ?
Il n’a pas l’accent italien.