— Qu’est-ce qui vous fait penser…
— Nous vous observons depuis plusieurs jours. Nous ne vous voulons aucun mal. On va prendre un pot. Nous sommes peut-être en mesure de vous aider. (Il fit signe au barman qui était en train de donner à haute et intelligible voix son opinion sur le sort qu’il convenait de réserver aux auteurs de détournements à deux serveurs.) La même chose pour madame et un café frappé pour moi.
Le barman, l’air désapprobateur, prit deux verres.
— Vous êtes arabe, dit Evelyn à l’inconnu.
— Kurde. Appelez-moi Hamoud. Je connais déjà votre nom. Evelyn Hall.
— C’est exact.
— Et vous désirez obtenir une interview de Shéhérazade et des autres.
— Oui.
Hamoud hocha la tête.
— Je peux vous conduire auprès d’eux.
— En Argentine ?
— Shéhérazade n’est plus en Argentine. Elle a échappé avec un des passagers à ce pseudo-révolutionnaire d’El Libertador.
— Quel passager ? demanda Evelyn dont le cœur, soudain, se mit à battre à grands coups. Où sont-ils ?
— Ils se dirigent vers le nord. Il semble que l’homme n’a pas envie d’être rapatrié. Je crois qu’il habite Île Un.
Evelyn tendit la main vers son verre.
— Et vous allez les retrouver quelque part ?
— C’est ce qui est prévu. Voulez-vous venir avec nous pour rencontrer Shéhérazade ?
— Oui !
— Il faudra que vous fassiez exactement ce que je vous dirai. Et vous vivrez avec nous. Pas un mot à personne tant que je ne vous en aurai pas donné l’autorisation.
— C’est entendu, fit-elle avec un énergique hochement de menton.
— Il y aura du danger. Et si vous essayez de nous trahir, le F.R.P. vous exécutera.
— Je sais. Et je comprends.
Un rêve de masochiste devenu vrai !
Jamil al-Hachémi était tendu comme une panthère qui se prépare à bondir. L’hélicoptère luttait contre un vent violent pour se poser sur la terrasse de la Tour Garrison. La nappe de smog qui recouvrait Houston se déployait à perte de vue dans toutes les directions. Les riches qui étaient jadis venus pour le bétail, puis pour le pétrole affluaient maintenant de l’espace où les satellites énergétiques transmuaient la lumière du soleil en de fabuleuses fortunes.
Mais pourquoi Garrison ne fait-il pas profiter sa ville de sa richesse ? s’interrogeait al-Hachémi. Pourquoi laisse-t-il les gens continuer de brûler du charbon, cette cochonnerie cancérigène ?
L’hélicoptère entra en contact avec l’aire d’atterrissage. La plainte aiguë de ses moteurs baissa d’intensité et mourut. Le secrétaire de l’émir, enturbanné et enveloppé dans sa djellaba, ouvrit la porte « compartiment passagers ».
— Reste là, lui ordonna al-Hachémi. Ne quitte pas l’hélicoptère. Je n’en aurai pas pour longtemps.
Le cheik émergea de la fraîcheur de la cabine climatisée pour plonger dans la chaleur lourde, torride du Texas. Le tissu dont était fait son costume occidental était beaucoup plus aéré que les traditionnels vêtements arabes. Néanmoins, l’émir était en sueur. Le vent qui soufflait sur le toit était aussi humide que s’il s’était trouvé au milieu d’un marais. Al-Hachémi fronça les sourcils de mécontentement.
Plissant les yeux pour ne pas être aveuglé par l’éblouissante clarté du soleil, il remarqua qu’une femme de type ostensiblement américain l’attendait devant l’aire de contact. Deux hommes au visage inexpressif se tenaient en retrait derrière elle.
Elle était grande et avait de longues jambes.
— Soyez le bienvenu à Houston, cheik al-Hachémi, dit-elle en anglais avec un léger accent texan.
Al-Hachémi serra brièvement la main qu’elle lui tendait. Ces Américains ! Aucune civilité, aucun sens du protocole ! songea-t-il avec mépris.
L’Américaine, plus grande que lui, était très séduisante dans le genre vamp : une longue et épaisse chevelure rousse, des dents blanches de carnassier, le corsage généreusement rempli, les hanches pleines.
— Arlène Lee, se présenta-t-elle en haussant la voix d’un demi-ton sur la dernière syllabe. M. Garrison m’a chargée de vous accueillir et de vous conduire à son bureau.
— Je lui suis reconnaissant de me faire bénéficier d’un comité d’accueil aussi ravissant.
— Merci. Vous êtes charmant.
Charmant ! gronda l’émir dans son for intérieur.
Elle le guida jusqu’à l’ascenseur et ils descendirent deux étages. Les portes de la cabine s’ouvrirent et tous deux sortirent.
La pièce occupait à elle seule tout le niveau. C’était tout à la fois un salon de ranch western, un bureau et un jardin. À côté de l’ascenseur, de somptueux bureaux modernes en vrai bois. À gauche, un alignement de consoles de communication gris-bleu, capables, à en juger par leur complexité, d’entrer en liaison avec les coins les plus reculés du système solaire. Arlène Lee pilota le cheik jusqu’à une section aux murs lambrissés de pin. Le plancher était jonché de peaux de bêtes, les sièges garnis de fourrure. Sur une longue table de séquoia étaient disposés des assiettes de petits fours, des rafraîchissements et une scintillante ghoum-ghoum de cuivre entourée de tasses d’argent ciselé.
— Désirez-vous manger ou boire quelque chose ? demanda Arlène en désignant le buffet.
Al-Hachémi réprima le refus qui lui était immédiatement monté aux lèvres.
— Un peu de café, peut-être, dit-il en inclinant légèrement la tête vers le récipient de cuivre. C’est bien du café préparé à la manière arabe, n’est-ce pas ?
— Naturellement, répondit-elle sur un ton dégagé.
Elle remplit une tasse et il huma le breuvage fort et brûlant.
— Où est M. Garrison ?
— Il ne va sûrement pas tarder. Il sait que votre hélicoptère est arrivé.
— Dans mon pays, fit l’émir sans sourire, il est coutumier de faire attendre un visiteur pour lui faire comprendre que son importance est moindre que celle de l’hôte.
— Oh ! Ce n’est absolument pas cela !
Arlène était sincèrement choquée par une pareille idée.
— Bien sur que si ! fit une voix cassante.
Al-Hachémi se retourna. Garrison suivait dans son fauteuil à moteur le chemin tracé au milieu du jardin exotique qui occupait une partie de l’immense pièce. Il s’immobilisa devant l’émir et lui adressa un sourire torve.
— Bonjour, monsieur Garrison.
— Bonjour, cheik al-Hachémi.
— Je vous suis obligé d’avoir accepté de me recevoir ainsi au pied levé, dit ce dernier qui n’en éprouvait pas une ombre de gratitude.
— Vous avez piqué ma curiosité au vif. (La voix asthmatique de Garrison était rêche comme de la toile émeri.) Qu’est-ce qui est donc d’une telle importance qu’on ne puisse pas en causer au téléphone ?
Le regard d’al-Hachémi s’arrêta sur Arlène.
— J’aimerais vous parler seul à seul. En privé.
— Je n’ai pas de secrets pour mon bras droit.
— Moi, si.
Al-Hachémi dut faire un effort pour se dominer. Le vieux s’amuse à m’asticoter. Il sait que j’ai besoin de son aide.
— Je vous laisse, dit Arlène. Appelez-moi si vous avez besoin de moi.
— Non, gronda l’Américain.
Al-Hachémi se crispa et, un instant, l’idée l’effleura de planter là Garrison et de remonter dans son hélicoptère. Mais l’autre enchaîna :
— Attendez, j’ai une meilleure idée. Venez avec moi, cheik. Toi, Arlène, reste là et continue de régler les préparatifs pour le voyage.