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Sujet de la leçon : Les registres de la conscience littéraire dans « Madame Bovary  ».

La jeune candidate est assise à son pupitre, très au-dessous des six membres du jury figés là-haut, sur leur estrade. Pour ajouter à la solennité de la chose, disons que cela se passe dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Une odeur de siècles et de bois sacré. Le silence profond du savoir.

Un maigre public de parents et d’amis égaillés sur les gradins entend son cœur unique rythmer la peur de la jeune fille. Toutes images vues de bas en haut, et la jeune fille bien au fond, écrasée par la terreur de ce qui lui reste d’ignorance.

Craquements légers, toussotements étouffés : c’est l’éternité d’avant l’épreuve.

La main tremblante de la jeune fille dispose ses notes, devant elle ; elle ouvre sa partition de savoir : Les registres de la conscience littéraire dans « Madame Bovary  ».

Le président du jury (c’est un rêve, donnons à ce président une toge sang-de-bœuf, un grand âge, des épaules d’hermine et une perruque-cocker pour accentuer ses rides de granit), le président du jury, donc, se penche sur sa droite, soulève la perruque de son collègue et lui murmure deux mots à l’oreille. L’assesseur (plus jeune, la maturité rosé et savante, même toge, même coiffure) opine gravement. Il fait passer à son voisin tandis que le président murmure sur sa gauche. L’acquiescement se propage jusqu’aux deux bouts de la table.

Les registres de la conscience littéraire dans « Madame Bovary  ». Perdue dans ses notes, affolée par le brusque désordre de ses idées, la jeune fille ne voit pas le jury se lever, ne voit pas le jury descendre de l’estrade, ne voit pas le jury s’approcher d’elle, ne voit pas le jury l’entourer. Elle lève les yeux pour réfléchir et se trouve prise dans la nasse de leurs regards. Elle devrait avoir peur, mais elle est trop occupée par la peur de ne pas savoir. A peine si elle se demande : que font-ils si près de moi ? Elle se replonge dans ses notes. Les registres de la conscience littéraire… Elle a perdu le plan de sa leçon. Un plan si limpide, pourtant ! Qu’a-t-elle fait du plan de sa leçon ? Qui lui rendra les franches perspectives de sa démonstration ?

— Mademoiselle…

La jeune fille ne veut pas entendre le président. Elle cherche, elle cherche le plan de sa leçon, envolé dans le tourbillon de son savoir.

— Mademoiselle…

Elle cherche et ne trouve pas. Les registres de la conscience littéraire dans « Madame Bovary  »… Elle cherche et trouve tout le reste, tout ce qu’elle sait. Mais pas le plan de sa leçon. Pas le plan de sa leçon.

— Mademoiselle, je vous en prie…

Est-ce la main du président qui vient de se poser sur son bras ? (Et depuis quand les présidents des jurys d’agrégation posent-ils la main sur le bras des candidates ?) Est-ce l’enfantine supplication, tellement inattendue dans cette voix ? Est-ce le fait que les assesseurs commencent à s’agiter sur leurs chaises (car chacun a apporté sa chaise et tous sont assis autour d’elle)… La jeune fille lève enfin les yeux :

— Mademoiselle, je vous en prie, laissez tomber les registres de la conscience…

Le président et ses assesseurs ont retiré leurs perruques. Ils ont des cheveux follets d’enfants très jeunes, des yeux grands ouverts, une impatience d’affamés :

— Mademoiselle… Racontez-nous Madame Bovary !

— Non ! non ! racontez-nous plutôt votre roman préféré !

— Oui, La Ballade du café triste ! Vous qui aimez tant Carson McCullers, mademoiselle, racontez-nous La Ballade du café triste !

— Et puis vous nous donnerez envie de relire La Princesse de Clèves. Hein ?

— Donnez-nous envie de lire, mademoiselle !

— Envie vraiment !

— Racontez-nous Adolphe !

— Lisez-nous Dedalus, le chapitre des lunettes !

— Kafka ! N’importe quoi dans son Journal…

— Svevo ! La Conscience de Zeno !

— Lisez-nous Le Manuscrit trouvé à Saragosse !

— Les livres que vous préférez !

— Ferdydurke !

— La Conjuration des imbéciles !

— Ne regardez pas l’horloge, on a le temps !

— Je vous en prie…

— Racontez-nous !

— Mademoiselle…

— Lisez-nous !

— Les Trois Mousquetaires…

— La Reine des pommes…

— Jules et Jim…

— Charly et la chocolaterie !

— Le Prince de Motordu !

— Basile !

III

DONNER À LIRE

42

Soit une classe adolescente, d’environ trente-cinq élèves. Oh ! pas de ces élèves soigneusement calibrés pour franchir vite-vite les hauts portiques des grandes écoles, non, les autres, ceux qui se sont fait renvoyer des lycées du centre-ville parce que leur bulletin ne promettait pas de mention au bac, voire pas de bac du tout.

C’est le début de l’année.

Ils ont échoué ici.

Dans cette école-ci.

Devant ce professeur-là.

« Echoué » est le mot. Rejetés sur la rive, quand leurs copains d’hier ont pris le large à bord de lycées-paquebots en partance pour les grandes « carrières ». Epaves abandonnées par la marée scolaire. C’est ainsi qu’ils se décrivent eux-mêmes dans la traditionnelle fiche de la rentrée :

Nom, prénom, date de naissance…

Renseignements divers :

« J’ai toujours été nul en math…  » « Les langues ne m’intéressent pas »… « Je n’arrive pas à me concentrer »… « Je ne suis pas bon pour écrire »… « Il y a trop de vocabulaire dans les livres  » « (sic ! Eh ! oui, sic !)… « Je ne comprends rien à la physique »… « J’ai toujours eu zéro en orthographe »… « En histoire, ça irait, mais je retiens pas les dates »… « Je crois que je ne travaille pas assez  »… « Je n’arrive pas à comprendre  »… « J’ai raté beaucoup de choses  »… « J’aimerais bien dessiner mais je suis pas trop doué pour »… « C’était trop dur pour moi  »… « Je n’ai pas de mémoire  »… « Je manque de bases »… « Je n’ai pas d’idées »… « J’ai pas les mots »…

Finis…

C’est ainsi qu’ils se représentent.

Finis avant d’avoir commencé.

Bien sûr, ils forcent un peu le trait. C’est le genre qui veut ça. La fiche individuelle, comme le journal intime, tient de l’autocritique : on s’y noircit d’instinct. Et puis, à s’accuser tous azimuts, on se met à l’abri de bien des exigences. L’école leur aura au moins appris cela : le confort de la fatalité. Rien de tranquillisant comme un zéro perpétuel en math ou en orthographe : en excluant l’éventualité d’un progrès, il supprime les inconvénients de l’effort. Et l’aveu que les livres contiennent « trop de vocabulaire », qui sait ? vous mettra peut-être à l’abri de la lecture…

Pourtant, ce portrait que ces adolescents font d’eux-mêmes n’est pas ressemblant : ils n’ont pas la tête du cancre à front bas et menton cubique qu’imaginerait un mauvais cinéaste en lisant leurs télégrammes autobiographiques.