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Non, ils ont la tête multiple de leur époque : banane et santiags pour le rocker de service, Burlington et Chevignon pour le rêveur de la fringue, perfecto pour le motard sans moto, cheveux longs ou brosse rêche selon les tendances familiales… Cette fille, là-bas, flotte dans la chemise de son père qui bat les genoux déchirés de son jean, cette autre s’est fait la silhouette noire d’une veuve sicilienne (« ce monde ne me concerne plus »), quand sa blonde voisine, au contraire, a tout misé sur l’esthétique : corps d’affiche et tête de couverture soigneusement glacée.

Tout juste sortis des oreillons et de la rougeole, les voilà dans l’âge où on chope les modes.

Et grands, pour la plupart ! à manger la soupe sur la tête du prof ! Et costauds, les garçons ! Et les filles, déjà des silhouettes !

Il semble au professeur que son adolescence était plus imprécise… plutôt malingre, lui… camelote d’après-guerre… lait en conserve du plan Marshall… il était en reconstruction, à l’époque, le professeur, comme le reste de l’Europe…

Eux, ils ont des têtes de résultat.

Cette santé et cette conformité aux modes leur donnent un air de maturité qui pourrait intimider. Leurs coiffures, leurs vêtements, leurs walkmans, leurs calculettes, leur lexique, leur quant-à-soi, laissent à penser, même, qu’ils pourraient être plus « adaptés » à leur temps que le professeur. En savoir beaucoup plus que lui…

Beaucoup plus sur quoi ?

C’est l’énigme de leur visage, justement…

Rien de plus énigmatique qu’un air de maturité.

S’il n’était pas un vieux de la vieille, le professeur pourrait se sentir dépossédé du présent de l’indicatif, un peu ringard… Seulement voilà… il en a vu des enfants et des adolescents en vingt années de classe… quelque trois mille et plus… it en a vu passer, des modes… au point, même, qu’il en a vu revenir !

La seule chose qui soit immuable, c’est le contenu de la fiche individuelle. L’esthétique « ruine », dans toute son ostentation : je suis paresseux, je suis bête, je suis nul, j’ai tout essayé, ne vous fatiguez pas, mon passé est sans avenir…

Bref, on ne s’aime pas. Et on met à le clamer une conviction encore enfantine.

On est entre deux mondes, en somme. Et on a perdu le contact avec les deux. On est « branché », certes, « cool » (et comment !), mais l’école nous « fout les glandes », ses exigences nous « prennent la tête », on n’est plus des mômes, niais on « galère » dans l’éternelle attente d’être des grands…

On voudrait être libre et on se sent abandonné.

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Et, bien entendu, on n’aime pas lire. Trop de vocabulaire dans les livres. Trop de pages, aussi. Pour tout dire, trop de livres.

Non, décidément, on n’aime pas lire.

C’est du moins ce qu’indique la forêt des doigts levés quand le prof pose la question :

— Qui n’aime pas lire ?

Une certaine provocation, même, dans cette quasi-unanimité. Quant aux rares doigts qui ne se lèvent pas (entre autres celui de la Veuve sicilienne), c’est par indifférence résolue à la question posée.

— Bon, dit le prof, puisque vous n’aimez pas lire… c’est moi qui vous lirai des livres.

Sans transition, il ouvre son cartable et en sort un bouquin gros comme ça, un truc cubique, vraiment énorme, à couverture glacée. Ce qu’on peut imaginer de plus impressionnant en matière de livre.

— Vous y êtes ?

Ils n’en croient ni leurs yeux ni leurs oreilles. Ce type va leur lire tout ça ? Mais on va y passer l’année ! Perplexité… Une certaine tension, même… Ça n’existe pas, un prof qui se propose de passer l’année à lire. Ou c’est un sacré fainéant, ou il y a anguille sous roche. L’arnaque nous guette. On va avoir droit à la liste de vocabulaire quotidienne, au compte rendu de lecture permanent…

Ils se regardent. Certains, à tout hasard, posent une feuille devant eux et mettent leurs stylos en batterie.

— Non, non, inutile de prendre des notes. Essayez d’écouter, c’est tout.

Se pose alors le problème de l’attitude. Que devient un corps dans une salle de classe s’il n’a plus l’alibi du stylo-bille et de la feuille blanche ? Qu’est-ce qu’on peut bien faire de soi dans une circonstance pareille ?

— Installez-vous confortablement, détendez-vous…

(Il en a de bonnes, lui… détendez-vous…) La curiosité l’emportant, Banane et Santiags finit tout de même par demander :

— Vous allez nous lire tout ce livre… à haute voix ?

— Je ne vois pas très bien comment tu pourrais m’entendre si je le lisais à voix basse…

Discrète rigolade. Mais, la jeune Veuve sicilienne ne mange pas de ce pain-là. Dans un murmure assez sonore pour être entendue de tous, elle lâche :

— On a passé l’âge.

Préjugé communément répandu… particulièrement chez ceux à qui l’on n’a jamais fait le vrai cadeau d’une lecture. Les autres savent qu’il n’y a pas d’âge pour ce genre de régal.

— Si dans dix minutes tu estimes encore avoir passé l’âge, tu lèves le doigt et on passe à autre chose, d’accord ?

— Qu’est-ce que c’est, comme livre ? demande Burlington, sur un ton qui en a vu d’autres.

— Un roman.

— Ça raconte quoi ?

— Difficile à dire avant de l’avoir lu. Bon, vous y êtes ? Fin des négociations. On y va.

Ils y sont… sceptiques, mais ils y sont.

— Chapitre Un :

« Au dix-huitième siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables… »

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(…)

« A l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton ; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les courtepointes moites et le remugle acre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés ; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignon, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver[2]… »

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Cher Monsieur Süskind, merci ! Vos pages exhalent un fumet qui dilate les narines et les rates. Jamais votre Parfum n’eut lecteurs plus enthousiastes que ces trente-cinq-là, si peu disposés à vous lire. Passé les dix premières minutes, je vous prie de croire que la jeune Veuve sicilienne vous trouvait tout à fait de son âge. C’était même touchant, toutes ses petites grimaces pour ne pas laisser son rire étouffer votre prose. Burlington ouvrait des yeux comme des oreilles, et « chut ! bon dieu, la ferme ! » dès qu’un de ses copains laissait aller son hilarité. Aux alentours de la page trente-deux, en ces lignes où vous comparez votre Jean-Baptiste Grenouille, alors en pension chez Madame Gaillard, à une tique en embuscade perpétuelle (vous savez ? « la tique solitaire, concentrée et cachée dans son arbre, aveugle, sourde et muette, tout occupée à flairer sur des lieues à la ronde le sang des animaux qui passent…  »), eh bien ! vers ces pages-là, où l’on descend pour la première fois dans les moites profondeurs de Jean-Baptiste Grenouille, Banane et Santiags s’est endormi, la tête entre ses bras repliés. Un franc sommeil au souffle régulier. Non, non, ne le réveillez pas, rien de meilleur qu’un bon somme après berceuse, c’est même le tout premier des plaisirs dans l’ordre de la lecture. Il est redevenu tout petit, Banane et Santiags, tout confiant… et il n’est guère plus grand quand, l’heure sonnant, il s’écrie :

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Patrick Süskind, Le Parfum (Editions Fayard). Traduit par Bernard Lortholary.