Выбрать главу

Le vrai plaisir du roman tient en la découverte de cette intimité paradoxale : L’auteur et moi… La solitude de cette écriture réclamant la résurrection du texte par ma propre voix muette et solitaire.

Le professeur n’est ici qu’une marieuse. L’heure est venue qu’il s’esbigne sur la pointe des pieds.

48

Outre la hantise de ne pas comprendre, une autre phobie à vaincre, pour réconcilier ce petit monde avec la lecture solitaire, est celle de la durée.

Le temps de la lecture : le livre envisagé comme une menace d’éternité !

Quand on a vu Le Parfum sortir de la sacoche du prof, on a d’abord cru à l’apparition d’un iceberg ! (Précisons que le professeur en question avait — volontairement — choisi l’édition courante de Fayard, gros caractères, pagination espacée, vastes marges, un énorme livre aux yeux de ces réfractaires à la lecture, et qui promettait un supplice interminable.)

Or, voici qu’il se met à le lire et qu’on voit l’iceberg fondre entre ses mains !

Le temps n’est plus le temps, les minutes filent en secondes et quarante pages sont lues que l’heure est déjà passée.

Le prof fait du quarante à l’heure.

Soient 400 pages en dix heures. A raison de cinq heures de français par semaine, il pourrait lire 2400 pages dans le trimestre ! 7200 dans l’année scolaire ! Sept romans de 1 000 pages ! En cinq petites heures de lecture hebdomadaires seulement !

Prodigieuse découverte, qui change tout ! Un livre, tout compte fait, se lit vite : en une seule heure de lecture par jour pendant une semaine je viens à bout d’un roman de 280 pages ! Que je peux lire en trois jours seulement si j’y consacre un peu plus de deux heures ! 280 pages en trois jours ! Soient 560 en six jours ouvrables. Pour peu que le bouquin soit vraiment « cool » — « Autant en emporte le vent, monsieur, c’est vraiment cool ! » — et qu’on s’offre quatre heures de rab dans la journée de dimanche (c’est très possible, le dimanche la banlieue de Banane et Santiags roupille et les parents de Burlington l’emmènent se morfondre à la campagne) nous voici avec 160 pages de mieux : total 720 pages !

Ou 540, si je fais du trente à l’heure, moyenne très raisonnable.

Et 360, si je me balade à vingt à l’heure.

— 360 pages, dans la semaine ! Et toi ?

Comptez vos pages, les enfants, comptez… les romanciers en font autant. Il faut les voir, quand ils atteignent la page 100 ! C’est le cap Horn du romancier, la page cent ! Il y débouche une petite bouteille intérieure, danse une discrète gigue, s’ébroue comme un cheval de labour, et, allons-y, replonge dans son encrier pour s’attaquer à la page 101. (Un cheval de labour plongeant dans un encrier, puissante image !)

Comptez vos pages… On commence par s’émerveiller du nombre de pages lues, puis vient le moment où l’on s’effraie du peu qui reste à lire. Plus que 50 pages ! Vous verrez… Rien de plus délicieux que cette tristesse-là : La Guerre et la Paix, deux gros volumes… et plus que 50 pages à lire.

On ralentit, on ralentit, rien à faire…

Natacha finit par épouser Pierre Bézoukhov, et c’est la fin.

49

Oui, mais à quel secteur de mon emploi du temps soustraire cette heure de lecture quotidienne ? Aux copains ? A la télé ? Aux déplacements ? Aux soirées familiales ? A mes devoirs ?

Où trouver le temps de lire ?

Grave problème.

Qui n’en est pas un.

Dès que se pose la question du temps de lire, c’est que l’envie n’y est pas. Car, à y regarder de près, personne n’a jamais le temps de lire. Ni les petits, ni les ados, ni les grands. La vie est une entrave perpétuelle à la lecture.

— Lire ? Je voudrais bien, mais le boulot, les enfants, la maison, je n’ai plus le temps…

— Comme je vous envie d’avoir le temps de lire !

Et pourquoi celle-ci, qui travaille, fait des courses, élève des enfants, conduit sa voiture, aime trois hommes, fréquente le dentiste, déménage la semaine prochaine, trouve-t-elle le temps de lire, et ce chaste rentier célibataire non ?

Le temps de lire est toujours du temps volé. (Tout comme le temps d’écrire, d’ailleurs, ou le temps d’aimer.)

Volé à quoi ?

Disons, au devoir de vivre.

C’est sans doute la raison pour laquelle le métro — symbole rassis dudit devoir — se trouve être la plus grande bibliothèque du inonde.

Le temps de lire, comme le temps d’aimer, dilate le temps de vivre.

Si on devait envisager l’amour du point de vue de notre emploi du temps, qui s’y risquerait ? Qui a le temps d’être amoureux ? A-t-on jamais vu, pourtant, un amoureux ne pas prendre le temps d’aimer ?

Je n’ai jamais eu le temps de lire, mais rien, jamais, n’a pu m’empêcher de finir un roman que j’aimais.

La lecture ne relève pas de l’organisation du temps social, elle est, comme l’amour, une manière d’être.

La question n’est pas de savoir si j’ai le temps de lire ou pas (temps que personne, d’ailleurs, ne me donnera), mais si je m’offre ou non le bonheur d’être lecteur.

Discussion que Banane et Santiags résume en un slogan ravageur :

— Le temps de lire ? Je l’ai dans ma poche !

A la vue du bouquin qu’il en sort (Légendes d’automne de Jim Harrison, 10/18), Burlington approuve, méditatif :

— Oui… quand on achète une veste, l’important, c’est que les poches soient au bon format !

50

En argot, lire se dit ligoter.

En langage figuré un gros livre est un pavé.

Relâchez ces liens-là, le pavé devient un nuage.

51

Une seule condition à cette réconciliation avec la lecture : ne rien demander en échange. Absolument rien. N’élever aucun rempart de connaissances préliminaires autour du livre. Ne pas poser la moindre question. Ne pas donner le plus petit devoir. Ne pas ajouter un seul mot à ceux des pages lues. Pas de jugement de valeur, pas d’explication de vocabulaire, pas d’analyse de texte, pas d’indication biographique… S’interdire absolument de « parler autour ».

Lecture-cadeau.

Lire et attendre.

On ne force pas une curiosité, on l’éveille.

Lire, lire, et faire confiance aux yeux qui s’ouvrent, aux bouilles qui se réjouissent, à la question qui va naître, et qui entraînera une autre question.

Si le pédagogue en moi s’offusque de ne pas « présenter l’œuvre dans son contexte », persuader ledit pédagogue que le seul contexte qui compte, pour l’heure, est celui de cette classe.

Les chemins de la connaissance n’aboutissent pas à cette classe : ils doivent en partir !

Pour le moment, je lis des romans à un auditoire qui croit ne pas aimer lire. Rien de sérieux ne pourra s’enseigner tant que je n’aurai pas dissipé cette illusion, fait mon travail d’entremetteur.

Dès que ces adolescents seront réconciliés avec les livres, ils parcourront volontiers le chemin qui va du roman à son auteur, et de l’auteur à son époque, et de l’histoire lue à ses multiples sens.

Le tout est de se tenir prêt.

Attendre de pied ferme l’avalanche des questions.

— Stevenson, c’est un Anglais ?

— Un Ecossais.

— Quelle époque ?

— XIXe, sous le règne de Victoria.