Nous avons connu les affres de l’inspiration.
Au début, il nous aida. Ce que son émerveillement exigeait de nous, ce n’était pas une histoire, mais la même histoire.
— Encore ! Encore le Petit Poucet ! Mais mon lapin, il n’y a pas que le Petit Poucet, bon sang, il y a…
Le Petit Poucet, rien d’autre.
Qui eût dit que nous regretterions un jour l’heureuse époque où sa forêt était peuplée du seul Petit Poucet ? Pour un peu on se maudirait de lui avoir appris la diversité, donné le choix.
— Non, celle-là, tu me l’as déjà racontée !
Sans devenir une obsession la question du choix vira au casse-tête. Avec de brèves résolutions : courir samedi prochain dans une librairie spécialisée et prospecter la littérature enfantine. Le samedi matin, nous remettions au samedi suivant. Ce qui demeurait pour lui une attente sacrée était entré pour nous dans le domaine de préoccupations domestiques. Préoccupation mineure, mais qui s’ajoutait aux autres, de tailles plus respectables. Mineure ou pas, une préoccupation héritée d’un plaisir est à surveiller de prés. Nous ne l’avons pas surveillée.
Nous avons connu des moments de révolte.
— Pourquoi moi ? Pourquoi pas toi ? Ce soir, désolé, c’est toi qui lui racontes son histoire !
— Tu sais bien que je n’ai aucune imagination…
Dès que l’occasion s’en présentait, nous déléguions une autre voix auprès de lui, cousin cousine, baby-sitter, tante de passage, une voix jusqu’ici épargnée, qui trouvait encore du charme à l’exercice, mais qui déchantait souvent devant ses exigences de public tatillon :
— C’est pas ça que répond la grand-mère !
Nous avons honteusement rusé, aussi. Le prix qu’il attachait à l’histoire, plus d’une fois nous avons été tenté d’en faire une monnaie d’échange.
— Si tu continues, tu n’auras pas d’histoire ce soir !
Menace que nous mettions rarement à exécution. Pousser un coup de gueule ou le priver de dessert ne tirait pas à conséquence. L’envoyer au lit sans lui raconter son histoire, c’était plonger sa journée dans une nuit trop noire. Et c’était le quitter sans l’avoir retrouvé. Punition intolérable, et pour lui, et pour nous.
Reste que cette menace, nous l’avons proférée… oh ! trois fois rien… l’expression détournée d’une lassitude, la tentation à peine avouée d’utiliser pour une fois ce quart d’heure à autre chose, à une autre urgence domestique, ou à un moment de silence, tout simplement… à une lecture pour soi. Le conteur, en nous, était à bout de souffle, prêt à passer le flambeau.
15
L’école vint à propos.
Elle prit l’avenir en main.
Lire, écrire, compter…
Au début, il y mit un réel enthousiasme.
Que tous ces bâtons, ces boucles, ces ronds et ces petits ponts assemblés fissent des lettres, c’était beau ! Et ces lettres ensemble, des syllabes, et ces syllabes, bout à bout, des mots, il n’en revenait pas. Et que certains de ces mots lui fussent si familiers, c’était magique !
Maman, par exemple, maman, trois petits ponts, un rond, une boucle, trois autres petits ponts, un deuxième rond, une autre boucle, et deux derniers petits ponts, résultat : maman. Comment se remettre de cet émerveillement ?
Il faut essayer d’imaginer la chose. Il s’est levé tôt. Il est sorti, accompagné par sa maman, justement, dans un crachin d’automne (oui, un crachin d’automne, et une lumière d’aquarium négligé, ne lésinons pas sur la dramatisation atmosphérique), il s’est dirigé vers l’école tout enveloppé encore de la chaleur de son lit, un arrière-goût de chocolat dans la bouche, serrant bien fort cette main au-dessus de sa tête, marchant vite vite, deux pas quand maman n’en fait qu’un, son cartable bringuebalant sur son dos, et c’est la porte de l’école, le baiser hâtif, la cour de ciment et ses marronniers noirs, les premiers décibels… il s’est rencogné sous le préau ou est entré aussitôt dans la danse, c’est selon, puis ils se sont tous retrouvés assis derrière les tables lilliputiennes, immobilité et silence, tous les mouvements du corps contraints à domestiquer le seul déplacement de la plume dans ce corridor à plafond bas : la ligne ! Langue tirée, doigts gourds et poignet soudé… petits ponts, bâtonnets, boucles, ronds et petits ponts… il est à cent lieues de maman, à présent, plongé dans cette solitude étrange qu’on appelle l’effort, entouré de toutes ces autres solitudes à langues tirées… et voici l’assemblage des premières lettres… lignes de « a »… lignes de « m »… lignes de « t »… (pas commode, le « t », avec cette barre transversale, mais du gâteau comparé à la double révolution du « f », à l’incroyable embrouillamini d’où émerge la boucle du « k »…), toutes difficultés, pourtant, vaincues pas à pas… au point qu’aimantées les unes par les autres, les lettres finissent par s’agréger d’elles-mêmes en syllabes… lignes de « ma »… lignes de « pa »… et que les syllabes à leur tour…
Bref, un beau matin, ou un après-midi, oreilles bourdonnant encore du tumulte de cantine, il assiste à l’éclosion silencieuse du mot sur la feuille blanche, là, devant lui : maman.
Il l’avait déjà vu, au tableau, bien sûr, reconnu plusieurs fois, mais là, sous ses yeux, écrit de si propres doigts…
D’une voix d’abord incertaine, il ânonne les deux syllabes, séparément : « Ma-man. »
Et, tout à coup :
— maman !
Ce cri de joie célèbre l’aboutissement du plus gigantesque voyage intellectuel qui se puisse concevoir, une sorte de premier pas sur la lune, le passage de l’arbitraire graphique le plus total à la signification la plus chargée d’émotion ! Des petit ponts, des boucles, des ronds… et… maman ! C’est écrit là, devant ses yeux, mais c’est en lui que cela éclot ! Ce n’est pas une combinaison de syllabes, ce n’est pas un mot, ce n’est pas un concept, ce n’est pas une maman, c’est sa maman à lui, une transmutation magique, infiniment plus parlante que la plus fidèle des photographies, rien que des petits ronds, pourtant, des petits ponts… mais qui ont soudain — et à jamais ! — cessé d’être eux-mêmes, de n’être rien, pour devenir cette présence, cette voix, ce parfum, cette main, ce giron, cette infinité de détails, ce tout, si intimement absolu, et si absolument étranger à ce qui est tracé là, sur les rails de la page, entre les quatre murs de la classe…
La pierre philosophale.
Ni plus, ni moins.
Il vient de découvrir la pierre philosophale.
16
On ne guérit pas de cette métamorphose. On ne revient pas indemne d’un tel voyage. A toute lecture préside, si inhibé soit-il, le plaisir de lire ; et, par sa nature même — cette jouissance d’alchimiste — le plaisir de lire ne craint rien de l’image, même télévisuelle, et même sous forme d’avalanches quotidiennes.
Si pourtant le plaisir de lire s’est perdu (si comme on dit, mon fils, ma fille, la jeunesse, n’aiment pas lire), il ne s’est pas perdu bien loin.
A peine égaré.
Facile à retrouver.
Encore faut-il savoir par quels chemins le rechercher, et, pour ce faire, énumérer quelques vérités sans rapport avec les effets de la modernité sur la jeunesse. Quelques vérités qui ne regardent que nous… Nous autres qui affirmons « aimer lire », et qui prétendons faire partager cet amour.