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— Je répète ma question : qu’est-ce qui est arrivé à ce prince quand son père l’a chassé du château ?

Nous insistons, nous insistons. Bon Dieu, il n’est pas pensable que ce gosse n’ait pas compris le contenu de ces quinze lignes ! Ce n’est tout même pas la mer à boire, quinze lignes !

Nous étions son conteur, nous sommes devenu son comptable.

— Puisque c’est comme ça, pas de télévision tout à l’heure !

Eh ! oui…

Oui… La télévision élevée à la dignité de récompense… et, par corollaire, la lecture ravalée au rang de corvée… c’est de nous, cette trouvaille…

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« La lecture est le fléau de l’enfance et presque la seule occupation qu’on lui sait donner. (…) Un enfant n’est pas fort curieux de perfectionner l’instrument avec lequel on le tourmente ; mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs et bientôt il s’y appliquera malgré vous.

On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d’apprendre à lire, on invente des bureaux, des cartes, on fait de la chambre d’un enfant un atelier d’imprimerie (…) Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tous ceux-là, et celui qu’on oublie toujours, est le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce désir, puis laissez-la vos bureaux (…) ; toute méthode lui sera bonne.

L’intérêt présent ; voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin.

(…)

J’ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime ; c’est que d’ordinaire on obtient très sûrement et très vite ce qu’on n’est point pressé d’obtenir.  »

D’accord, d’accord, Rousseau ne devrait pas avoir voix au chapitre, lui qui a jeté ses enfants avec l’eau du bain familial ! (Imbécile refrain…) !

N’empêche… il intervient à propos pour nous rappeler que l’obsession adulte du « savoir lire » ne date pas d’hier… ni l’idiotie des trouvailles pédagogiques qui s’élaborent contre le désir d’apprendre.

Et puis (ô le ricanement de l’ange paradoxal !) il arrive qu’un mauvais père ait d’excellents principes d’éducation, et un bon pédagogue d’exécrables. C’est comme ça.

Mais, si Rousseau n’est pas recevable, que penser de Valéry (Paul) — qui n’avait pas parti liée avec l’Assistance publique, lui — lorsque, faisant aux jeunes filles de l’austère Légion d’honneur le discours le plus édifiant qui soit, et le plus respectueux de l’institution scolaire, il passe tout à coup à l’essentiel de ce qu’on peut dire en matière d’amour, d’amour du livre :

« Mesdemoiselles, ce n’est point sous les espèces du vocabulaire et de la syntaxe que la Littérature commence à nous séduire. Rappelez-vous tout simplement comme les Lettres s’introduisent dans notre vie. Dans l’âge le plus tendre, à peine cesse-t-on de nous chanter la chanson qui fait le nouveau-né sourire et s’endormir, l’ère des contes s’ouvre. L’enfant les boit comme il buvait son lait.

Il exige la suite et la répétition des merveilles ; il est un public impitoyable et excellent. Dieu sait que d’heures j’ai perdues pour abreuver de magiciens, de monstres, de pirates et de fées, des petits qui criaient : Encore ! à leur père épuisé.  »

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« Il est un public impitoyable et excellent.  »

Il est, d’entrée de jeu, le bon lecteur qu’il restera si les adultes qui l’entourent nourrissent son enthousiasme au lieu de se prouver leur compétence, stimulent son désir d’apprendre avant de lui imposer le devoir de réciter, l’accompagnent dans son effort sans se contenter de l’attendre au tournant, consentent à perdre des soirées au lieu de chercher à gagner du temps, font vibrer le présent sans brandir la menace de l’avenir, se refusent à changer en corvée ce qui était un plaisir, entretiennent ce plaisir jusqu’à ce qu’il s’en fasse un devoir, fondent ce devoir sur la gratuité de tout apprentissage culturel, et retrouvent eux-mêmes le plaisir de cette gratuité.

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Or, ce plaisir est tout proche. Facile à retrouver. Il suffit de ne pas laisser passer les années. Il suffit d’attendre la tombée de la nuit, d’ouvrir à nouveau la porte de sa chambre, de nous asseoir à son chevet, et de reprendre notre lecture commune.

Lire.

A voix haute.

Gratuitement.

Ses histoires préférées.

Ce qui se passe alors vaut la description. Pour commencer, il n’en croit pas ses oreilles. Chat échaudé craint les contes ! La couverture tirée jusqu’au menton, il est sur le qui-vive ; il attend le piège :

— Bon, qu’est-ce que je viens de lire ? Tu as compris ?

Mais voilà, nous ne lui posons pas ces questions. Ni aucune autre. Nous nous contentons de lire. Gratis. Il se détend peu à peu. (Nous aussi.) Il retrouve lentement cette concentration rêveuse qui faisait son visage du soir. Et il nous reconnaît enfin. A notre voix recomposée.

Il se peut que, sous le choc, il s’endorme dès les premières minutes… le soulagement.

Le lendemain soir, mêmes retrouvailles. Et même lecture, probablement. Oui, il y a des chances pour qu’il nous réclame le même conte, histoire de se prouver qu’il n’a pas rêvé la veille, et qu’il nous pose les mêmes questions, aux mêmes endroits, juste pour la joie de nous entendre lui donner les mêmes réponses. La répétition rassure. Elle est preuve d’intimité. Elle en est la respiration même. Il a bien besoin de retrouver ce souffle-là :

— Encore !

« Encore, encore… » veut dire, en gros : « Faut-il que nous nous aimions, toi et moi, pour nous satisfaire de cette seule histoire, indéfiniment répétée ! » Relire, ce n’est pas se répéter, c’est donner une preuve toujours nouvelle d’un amour infatigable.

Donc nous relisons.

Sa journée est derrière lui. Nous sommes ici enfin ensemble, enfin ailleurs. Il a retrouvé le mystère de la Trinité : lui, le texte, et nous (dans l’ordre qu’on voudra car tout le bonheur vient justement de ne pouvoir mettre en ordre les éléments de cette fusion !).

Jusqu’à ce qu’il s’offre l’ultime plaisir du lecteur, qui est de se lasser du texte, et nous demande de passer à un autre.

Combien de soirées avons-nous ainsi perdues à déverrouiller les portes de l’imaginaire ? Quelques-unes, pas beaucoup plus. Quelques autres, admettons. Mais le jeu en valait la chandelle. Le voici de nouveau ouvert à tous les récits possibles.

Cependant, l’école poursuit son apprentissage. S’il ne marque pas encore de progrès dans l’ânonnement de ses lectures scolaires, ne nous affolons pas, le temps est avec nous depuis que nous avons renoncé à lui en faire gagner.