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Le progrès, le fameux « progrès », se manifestera sur un autre terrain, à un moment inattendu.

Un soir, parce que nous aurons sauté une ligne, nous l’entendrons crier :

— Tu as sauté un passage !

— Pardon ?

— Tu en as passé, tu as sauté un passage !

— Mais non, je t’assure…

— Donne !

Il nous prendra le livre des mains, et, d’un doigt victorieux, désignera la ligne sautée. Qu’il lira à voix haute.

C’est le premier signe. Les autres suivront. Il prendra l’habitude d’interrompre notre lecture :

— Comment ça s’écrit ?

— Quoi donc ?

— Préhistorique.

— P.R.E.I.S…

— Fais voir !

Ne nous faisons pas d’illusion, cette brusque curiosité tient un peu à sa toute récente vocation d’alchimiste, certes, mais surtout à son désir de prolonger la veillée.

(Prolongeons, prolongeons…)

Un autre soir, il décrétera :

— Je lis avec toi !

Sa tête par-dessus notre épaule, il suivra un moment des yeux les lignes que nous lui lisons. Ou bien :

— C’est moi qui commence !

Et de se lancer à l’assaut du premier paragraphe.

Laborieuse, sa lecture, d’accord, vite essoufflée, soit… N’empêche, la paix retrouvée, il lit sans peur. Et lira de mieux en mieux, de plus en plus volontiers.

— Ce soir, c’est moi qui lis !

Le même paragraphe, évidemment — vertus de la répétition — puis un autre, son « passage préféré », puis des textes entiers. Des textes qu’il connaît presque par cœur, qu’il reconnaît plus qu’il ne les lit, mais qu’il lit tout de même pour la joie de les reconnaître. L’heure n’est plus loin maintenant, où nous le surprendrons, à un moment ou à un autre de la journée, Les Contes du chat perché sur les genoux, et peignant avec Delphine et Marinette les animaux de la ferme.

Il y a quelques mois de cela, il n’en revenait pas de reconnaître « maman » ; aujourd’hui, c’est un récit qui émerge tout entier de la pluie des mots. Il est devenu le héros de ses lectures, celui que l’auteur avait mandaté de toute éternité pour venir délivrer les personnages pris dans la trame du texte — afin qu’eux-mêmes l’arrachent aux contingences du jour.

Voilà. C’est gagné.

Et, si nous voulons lui faire un ultime plaisir, il suffit de nous endormir pendant qu’il nous fait la lecture.

24

« On ne fera jamais comprendre à un garçon qui, le soir, est au beau milieu d’une histoire captivante, on ne lui fera jamais comprendre par une démonstration limitée à lui-même qu’il lui faut interrompre sa lecture et aller se coucher. »

C’est Kafka qui dit cela, le petit Franz, dont le papa eût préféré qu’il passât toutes les nuits de sa vie à compter.

II

IL FAUT LIRE

(Le dogme)

25

Reste la question du grand, là-haut, dans sa chambre.

Lui aussi, il aurait bien besoin d’être réconcilié avec « les livres » !

Maison vide, parents couchés, télévision éteinte, il se retrouve donc seul… devant la page 48.

Et cette « fiche de lecture » à rendre demain…

Demain…

Bref calcul mental :

446 — 48 = 398.

Trois cent quatre-vingt-dix-huit pages à s’envoyer dans la nuit !

Il s’y remet bravement. Une page poussant l’autre. Les mots du « livre » dansent entre les oreillettes de son walkman. Sans joie. Les mots ont des pieds de plomb. Ils tombent les uns après les autres, comme ces chevaux qu’on achève. Même le solo de batterie n’arrive pas à les ressusciter. (Un fameux batteur, pourtant, Kendall !) Il poursuit sa lecture sans se retourner sur le cadavre des mots. Les mots ont rendu leur sens, paix à leurs lettres. Cette hécatombe ne l’effraye pas. Il lit comme on avance. C’est le devoir qui pousse. Page 62, page 63.

Il lit.

Que lit-il ?

L’histoire d’Emma Bovary.

L’histoire d’une fille qui avait beaucoup lu :

« Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau.  »

Le mieux est de téléphoner à Thierry, ou à Stéphanie, pour qu’ils lui passent leur fiche de lecture, demain matin, qu’il recopiera vite fait, avant d’entrer en cours, ni vu ni connu, ils lui doivent bien ça.

« Lorsqu’elle eut treize ans, son père l’amena lui-même à la ville pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du quartier Saint-Gervais où ils eurent à leur souper des assiettes peintes qui représentaient l’histoire de mademoiselle de La Vallière. Les explications légendaires, coupées ça et là par l’égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses du cœur et les pompes de la Cour. »

La formule : « Ils eurent à leur souper des assiettes peintes… » lui arrache un sourire fatigué : « On leur a donné à bouffer des assiettes vides ? On leur a fait becqueter l’histoire de cette La Vallière ? » Il fait le malin. Il se croit en marge de sa lecture. Erreur, son ironie a tapé dans le mille. Car leurs malheurs symétriques viennent de là : Emma est capable d’envisager son assiette comme un livre, et lui son livre comme une assiette.

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Pendant ce temps, au lycée (comme disaient en italiques les bandes dessinées belges de leur génération), les parents :

— Vous savez, mon fils… ma fille… les livres…

Le professeur de français a compris : l’élève en question « n’aime pas lire ».

— D’autant plus surprenant qu’enfant, il lisait beaucoup… il dévorait, même, n’est-ce pas, chéri, on peut dire qu’il dévorait ?

Chéri opine ; il dévorait.

— Il faut dire que nous lui avons interdit la télévision !

(Un autre cas de figure celui-là : l’interdiction absolue de la télé. Résoudre le problème en supprimant son énoncé, encore un fameux truc pédagogique !)

— C’est vrai, pas de télévision pendant l’année scolaire, c’est un principe sur lequel nous n’avons jamais transigé !

Pas de télévision, mais piano de cinq à six, guitare de six à sept, danse le mercredi, judo, tennis, escrime le samedi, ski de fond dès les premiers flocons, stage de voile dès les premiers rayons, poterie les jours de pluie, voyage en Angleterre, gymnastique rythmique…

Pas la moindre chance donnée au plus petit quart d’heure de retrouvailles avec soi-même.

Sus au rêve !

Haro sur l’ennui !

Le bel ennui…

Le long ennui…

Qui rend toute création possible…

— Nous faisons en sorte qu’il ne s’ennuie jamais.

(Pauvre de lui…)

— Nous sommes, comment dire ? nous sommes attentifs à lui donner une formation complète…

— Efficace, surtout, chérie, je dirais plutôt efficace.

— Sans quoi nous ne serions pas là.

— Par bonheur, ses résultats en math ne sont pas mauvais…