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— Evidemment, le français…

O le pauvre, le triste, le pathétique effort que nous imposons à notre orgueil d’aller ainsi, bourgeois de Calais et d’ici, les clefs de notre échec tendues devant nous, rendre visite au professeur de français — qui écoute, le professeur, et qui dit oui-oui, et qui aimerait bien se faire une illusion une seule fois dans sa longue vie de prof, se faire une toute petite illusion… mais non :

— Pensez-vous qu’un échec en français puisse être une cause de dédoublement ?

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Ainsi vont nos existences : lui dans le trafic des fiches de lecture, nous face au spectre de son redoublement, le professeur de français en sa matière bafouée… Et que vive le livre !

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Très vite, un professeur devient un vieux professeur. Ce n’est pas que le métier use plus qu’un autre, non… c’est d’entendre tant de parents lui parler de tant d’enfants — et parler d’eux-mêmes ce faisant — et d’entendre tant de récits de vies, tant de divorces, tant d’histoires de familles : maladies infantiles, adolescents qu’on ne maîtrise plus, filles chéries dont l’affection vous échappe, tant d’échecs pleurés, tant de réussites brandies, tant d’opinions sur tant de sujets, et sur la nécessité de lire, en particulier, l’absolue nécessité de lire, qui fait l’unanimité.

Le dogme.

Il y a ceux qui n’ont jamais lu et qui s’en font une honte, ceux qui n’ont plus le temps de lire et qui en cultivent le regret, il y a ceux qui ne lisent pas de romans, mais des livres utiles, mais des essais, mais des ouvrages techniques, mais des biographies, mais des livres d’histoire, il y a ceux qui lisent tout et n’importe quoi, ceux qui « dévorent » et dont les yeux brillent, il y a ceux qui ne lisent que les classiques, monsieur, « car il n’est meilleur critique que le tamis du temps », ceux qui passent leur maturité à « relire », et ceux qui ont lu le dernier untel et le dernier tel autre, car il faut bien, monsieur, se tenir au courant…

Mais tous, tous, au nom de la nécessité de lire.

Le dogme.

Y compris celui qui, s’il ne lit plus aujourd’hui, vous affirme que c’est pour avoir beaucoup lu hier, seulement il a désormais ses études derrière lui, et sa vie « réussie », grâce à lui, certes (il est de ceux « qui ne doivent rien à personne »), mais il reconnaît volontiers que ces livres, dont il n’a plus besoin, lui ont été bien utiles… « indispensables, même, oui, in-dis-pen-sables ! »

— Il faudra pourtant que ce gosse se fourre ça dans la tête !

Le dogme.

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Or, « le gosse » a ça dans la tête. Pas une seconde, il ne remet le dogme en question. C’est du moins ce qui ressort clairement de sa dissertation :

Sujet : Que pensez-vous de cette injonction de Gustave Flaubert à son amie Louise Collet : « Lisez pour vivre ! »

Le gosse est d’accord avec Flaubert, le gosse et ses copains, et ses copines, tous d’accord : « Flaubert avait raison ! » Une unanimité de trente-cinq copies : il faut lire, il faut lire pour vivre, et c’est même — cette absolue nécessité de la lecture — ce qui nous distingue de la bête, du barbare, de la brute ignorante, du sectaire hystérique, du dictateur triomphant, du matérialiste boulimique, il faut lire ! il faut lire !

— Pour apprendre.

— Pour réussir nos études.

— Pour nous informer.

— Pour savoir d’où l’on vient.

— Pour savoir qui l’on est.

— Pour mieux connaître les autres.

— Pour savoir où l’on va.

— Pour conserver la mémoire du passé.

— Pour éclairer notre présent.

— Pour profiter des expériences antérieures.

— Pour ne pas refaire les bêtises de nos aïeux.

— Pour gagner du temps.

— Pour nous évader.

— Pour chercher un sens à la vie.

— Pour comprendre les fondements de notre civilisation.

— Pour entretenir notre curiosité.

— Pour nous distraire.

— Pour nous cultiver.

— Pour communiquer.

— Pour exercer notre esprit critique.

Et le professeur d’approuver en marge : « oui, oui, B, TB ! AB, exact, intéressant, en effet, très juste  », et de se retenir pour ne pas s’écrier : « Encore ! Encore ! » lui qui, dans le couloir du lycée, ce matin, a vu « le gosse » recopier à toute vapeur sa fiche de lecture sur celle de Stéphanie, lui qui sait d’expérience que la plupart des citations rencontrées sur le chemin de ces écritures sages sortent d’un dictionnaire idoine, lui qui comprend au premier coup d’œil que les exemples choisis (« vous citerez des exemples tirés de votre expérience personnelle  ») viennent de lectures faites par d’autres, lui dont les oreilles résonnent encore des hurlements qu’il a déchaînés en imposant la lecture du prochain roman :

— Quoi ? Quatre cents pages, en quinze jours ! mais on n’y arrivera jamais m’sieur !

— Il y a le contrôle de math !

— Et la disserte d’éco à rendre la semaine prochaine !

Et, bien qu’il connaisse le rôle joué par la télévision dans l’adolescence de Mathieu, de Leïla, de Brigitte, de Camel ou de Cédric, le professeur approuve encore, de tout le rouge de son stylo, lorsque Cédric, Camel, Brigitte, Leïla ou Mathieu affirment que la télé (« pas d’abréviations dans vos copies ! ») est l’ennemie Numéro Un du livre — et même le cinéma si l’on y songe bien — car l’un et l’autre supposent la passivité la plus, amorphe, là où lire relève de l’acte responsable. (TB !)

Ici, pourtant, le professeur pose son stylo, lève l’œil comme un élève en rêverie, et se demande — oh ! pour lui seul — si certains films, tout de même, ne lui ont pas laissé des souvenirs de livres. Combien de fois a-t-il « relu » La Nuit du chasseur, Amarcord, Manhattan, Chambre avec vue, Le Festin de Babette, Fanny et Alexandre ? Ces images lui semblaient porteuses du mystère des signes. Bien sûr, ce ne sont pas là propos de spécialiste — il ne connaît rien à la syntaxe cinématographique et n’entend pas le lexique des cinéphiles —, ce ne sont là que propos de ses yeux, mais ses yeux lui disent clairement qu’il est des images dont on n’épuise pas le sens et dont la traduction renouvelle chaque fois l’émotion, et même des images de télévision, oui : le visage du vieux père Bachelard, dans le temps, à Lectures pour tous…. la mèche de Jankélévitch à Apostrophes… ce but de Papin contre les Milanais de Berlusconi…

Mais l’heure tourne. Il se remet à ses corrections. (Qui dira jamais la solitude du correcteur de fond ?) A quelques copies de là, les mots commencent à sautiller sous ses yeux. Les arguments ont tendance à se répéter. L’énervement le gagne. C’est un bréviaire que lui récitent ses élèves : Il faut lire, il faut lire ! l’interminable litanie de la parole éducative : Il faut lire… quand chacune de leurs phrases prouve qu’ils ne lisent jamais !

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— Mais pourquoi te mets-tu dans des états pareils, mon chéri ? Vos élèves écrivent ce que vous attendez d’eux !

— A savoir ?

— Qu’il faut lire ! Le dogme ! Tu ne t’attendais tout de même pas à trouver un paquet de copies à la gloire des autodafés ?

— Ce que j’attends, moi, c’est qu’ils débranchent leurs walkmans et qu’ils se mettent à lire pour de bon !