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— Rassurez-vous. Manon a tout nettoyé et les livres n’ont pas souffert. Ils regagneront leurs étagères dès demain.

— Heureuse de l’entendre. Cela ne résout pas pour autant le problème de plomberie. Tout s’écroule dans cette maison… Vous demanderez à Odile le numéro de M. Pisoni, c’est lui qui se charge de tous les travaux au manoir. Faites-le venir au plus vite.

— Pisoni, c’est noté, madame.

Andrew l’imagina plus jeune et blonde, avec des cheveux longs. Cela lui allait bien. Aujourd’hui, elle avait la coiffure des femmes de son âge, les cheveux blancs soigneusement ordonnés par une mise en plis. Ses yeux étaient d’un bleu qui avait dû faire des ravages. Elle reprit :

— Demain matin, après le passage du facteur, vous irez chercher ma correspondance à la boîte aux lettres du grand portail. Nous l’ouvrirons ensemble et je vous dirai quels courriers doivent être préparés en retour.

Blake ne l’écoutait qu’à moitié, trop occupé à la dévisager. Ses lèvres étaient minces, droites, ce qui pouvait vite lui donner un air sévère si sa voix mélodieuse n’était pas là pour contrebalancer. Elle lui parla d’autre chose, mais il n’entendit pas, avant de conclure :

— Voilà, nous en avons fini pour aujourd’hui.

Blake opina, se leva et se dirigea vers la porte. Elle le rappela :

— Ah si, j’oubliais. Demain, je reçois une très bonne amie, Mme Berliner. Je l’attends pour le café. Merci de tout installer au petit salon pour 15 heures. Je recevrai sans doute encore dans les jours qui viennent. Je vous préviendrai lorsque les rendez-vous seront pris.

Andrew sortit. Il ne lui avait rien dit de ce qu’il avait prévu. Il avait été trop occupé à l’observer.

Lorsque Odile redescendit de sa chambre, Blake était adossé au montant de la porte de la cuisine ouverte sur le jardin, à contempler le paysage.

— Tout s’est bien passé ? demanda-t-elle.

— Aucun problème. J’ai rentré les derniers livres. Ils finiront de sécher cette nuit dans la buanderie.

— Parfait.

— Dites donc, je croyais qu’elle ne recevait pas grand monde, votre patronne…

— Elle est trop heureuse de montrer son nouveau jouet.

— Quel nouveau jouet ?

— Vous.

Blake encaissa. Odile, un mince sourire aux lèvres, se glissa sur le seuil à ses côtés.

— Vous le trouvez comment, mon potager ?

— Très bien.

— Vous en aviez un sur votre ancien lieu de travail ?

— Vous savez, mon truc, c’était plutôt la tôle. Les légumes, si j’en croisais, c’était pour les mettre en boîtes de conserve…

Blake s’aperçut immédiatement que sa plaisanterie pouvait compromettre la version officielle de son parcours, mais Odile ne releva pas et enchaîna :

— Moi, je préfère les mettre au congélateur. Je trouve que ça préserve mieux leurs qualités gustatives. Dans les conserves, tout a le goût de tout.

Les gens n’entendent que ce qu’ils veulent. Blake changea de conversation :

— Mme Beauvillier ne sort jamais de sa chambre ?

— Elle descend pour ses invités, et encore.

— Je trouve dommage d’avoir une si grande maison avec un tel parc et de rester cloîtrée.

— Chacun est libre de faire comme il veut.

Elle rentra et s’adressa à Méphisto :

— Tu dois avoir faim, mon grand.

Le chat ne broncha pas. Il était presque collé à la gazinière. En ouvrant le frigo, Odile lança :

— Il commence à faire frais, monsieur Blake. Évitez de laisser la porte ouverte trop longtemps.

Andrew jeta un dernier regard vers le ciel, puis en direction de la colline boisée.

— C’est bon, je rentre avec vous.

Odile s’affairait dans le réfrigérateur. Il referma derrière lui et demanda :

— Je peux vous poser une question pratique ?

— Je vous écoute.

— Si j’ai besoin de téléphoner…

— Il y a un poste fixe dans le bureau de Madame. Elle accepte que l’on s’en serve pour les urgences. Allons bon, où est-ce que j’ai bien pu la mettre…

— Au fait, merci pour ce midi. Votre terrine était succulente.

Odile se retourna :

— Ma terrine ?

— Celle que vous m’aviez préparée sur l’assiette.

Odile devint toute rouge.

— Vous avez mangé le repas de Méphisto ?

L’animal ouvrit les yeux brutalement. Blake en fut presque plus surpris que de la remarque de la cuisinière. Comment le chat avait-il compris ? Son regard était d’une couleur orangée quasi surnaturelle.

— Je suis désolé, s’excusa-t-il sans conviction. Mais c’était vraiment délicieux, presque plus…

Il s’interrompit.

— Finissez votre phrase, s’énerva Odile. C’était meilleur que ce que je vous prépare ?

— Je n’ai pas voulu dire cela. C’était simplement remarquable.

— Comme Magnier, vous allez prétendre qu’il vaut mieux être mon chat que mon collègue ?

— Je n’ai rien dit de tel.

Méphisto suivait l’échange en tournant la tête vers celui qui parlait. Blake était fasciné.

— Mon pauvre bébé ! se lamenta Odile en se précipitant pour lui faire des mamours. Maman va te préparer très vite un nouveau repas.

Puis, changeant radicalement de ton, elle s’adressa à Blake :

— Ce matin, vous vous payez ma tête, et ce soir, vous bouffez la gamelle de mon petit. Ça suffit ! Déguerpissez de ma cuisine !

14

Malgré la pénombre et ses problèmes de vue, Blake était bien décidé à aller jusqu’au bout. Il devait absolument réussir à téléphoner, même si pour cela il lui fallait grimper aux arbres pour capter. Bien que ce soit pour lui une urgence, il était impossible d’appeler du manoir, où quelqu’un aurait pu surprendre ses propos. Il descendit l’allée et, après la volière abandonnée, coupa vers la forêt en direction de la colline. Il s’enfonça dans les bois, remontant vers la crête. Il se faisait parfois surprendre par des branches basses qui lui fouettaient le visage, mais cela ne l’arrêtait pas. Il continuait sans ralentir, trébuchant, prenant appui sur les troncs pour franchir les rangées de buissons et de ronces qui le séparaient du sommet.

Lorsqu’il finit par arriver au point culminant, il se retrouva au beau milieu d’une petite jungle végétale qui entravait chacun de ses pas. De là, dans un vent glacial, il apercevait les toits du manoir, et une bonne partie de la vallée au fond de laquelle s’étendait la ville voisine.

Avec précaution, il sortit son téléphone de sa poche. Il savait que s’il le laissait tomber dans cet enchevêtrement de brindilles et de plantes séchées, privé de la lumière du jour, il aurait beaucoup de mal à le retrouver. Cette seule idée lui donnait des sueurs froides. Sans ce portable, il était perdu. Il ajusta ses lunettes et plissa les yeux pour vérifier qu’il avait bien du réseau. Manon avait dit vrai. Brave petite. Son répertoire ne comptait que cinq noms. Il cliqua sur celui de Richard Ward, qui décrocha à la quatrième sonnerie.

— Bonsoir Richard, c’est Andrew.

— Comment vas-tu ?

— Pas très bien. J’ai besoin de toi.

— Tu es coincé dans une benne à ordures ? Ton bateau est en train de couler ?

— Si tu me voyais, je suis au milieu des bois, au pays des dingues.

— Jolie définition de la France…

— Richard, je veux tout arrêter. Je veux rentrer.

— Mais tu es arrivé seulement hier, et nous avions été très clairs.

— Tu n’imagines pas ce qu’ils m’ont fait subir en si peu de temps…

— Ils t’ont fait manger des escargots ? Du fromage moisi ?