— Pas loin : la pâtée du chat. Et le pire, c’est que j’ai aimé ça.
— Tu aimes la pâtée pour chat ? N’oublie pas d’en parler à un psy avant de le dire au toubib qui soignera ton occlusion.
— Richard, tu avais raison, venir ici était stupide de ma part.
— Il fallait y réfléchir avant, mon grand. Tu as promis de tenir au moins jusqu’à la fin de la période d’essai. Tu as donné ta parole.
— Hier soir, le régisseur a failli me casser le bras et il m’a collé un fusil sous la gorge parce que j’avais écrasé sa zigouillette.
— Mais dis donc, tu mènes une vie trépidante ! Je vais finir par être jaloux. Quand je pense que Melissa et moi avons bêtement regardé un film à la télé…
— Je t’en supplie. J’ai 66 ans, j’ai passé l’âge de ces âneries.
— Bravo, camarade, tu as tenu deux fois plus longtemps que le Christ ! Continue ! Par contre, si tu les vois s’approcher avec une grande croix et des clous, cours aussi vite que tu peux et appelle, je t’enverrai du renfort.
— Je suis à bout et tu te fous de moi.
— Tu étais déjà à bout avant de partir, vieux frère, et je te rappelle que c’est toi qui as voulu aller là-bas. Tu me l’as même demandé avec insistance. Mais nous nous sommes mis d’accord : tu fais ta période d’essai correctement, sans me faire honte, sans poser de problème, et après tu es libre.
— Et si ces mois-là étaient les derniers que j’avais à vivre ?
— N’essaie pas de m’apitoyer. De toute façon, si tu étais encore à Londres, tu les gâcherais aussi.
— J’aurais pu aller voir Sarah…
— Andrew, c’est honteux ! Tu te comportes comme un gosse de dix ans prêt à raconter n’importe quoi pour échapper à ce qui l’ennuie.
— Tu ne vas pas m’aider ?
— Je l’ai déjà fait, en cédant une fois de plus à un de tes caprices. Je t’ai trouvé cette place. Alors assume. Je t’embrasse, Andrew. N’hésite jamais à m’appeler si c’est sérieux. En attendant, arrête de marcher sur la zigounette des gens.
Ward raccrocha. Andrew resta seul, dans la nuit, au milieu des ronces. Il tituba. Son talon s’accrocha et il bascula en arrière de tout son long dans un amas de lianes couvertes d’épines. Il ne voulait lâcher son téléphone à aucun prix.
— Bloody hell !, jura-t-il.
Des larmes de rage et de désespoir lui montèrent aux yeux, mais un sursaut de dignité l’empêcha de craquer. Il se vit mourir là, étendu dans ce bois où Youpla le découvrirait à moitié dépecé par les loups et les écureuils. Son corps éparpillé serait mis dans des boîtes repas d’Odile pour être renvoyé en Grande-Bretagne. Il mit quelques minutes à calmer ses pensées délirantes. Avec difficulté, il se redressa, d’abord sur les coudes, puis s’appliqua à s’extirper de son piège végétal. Ronce après ronce, il se dégagea. Lorsqu’il se releva enfin, il était épuisé.
En redescendant, Andrew se rendit compte que ses vêtements étaient abîmés. Son pull et son pantalon étaient constellés d’accrocs. Complètement fichus. Ses mains, ses bras et son visage, entaillés à de nombreuses reprises, le brûlaient. Heureusement, l’allée n’était plus très loin. Blake atteignit la lisière du bois avec soulagement. Essoufflé, il hésita à aller demander de l’aide chez Magnier, mais le risque de se retrouver à nouveau torturé et mis en joue le dissuada.
Il allait remonter vers le manoir lorsque soudain, il lui sembla apercevoir une ombre qui rôdait près de la petite maison du régisseur. Il se dissimula derrière un tronc. Dans la lueur d’une des fenêtres, il repéra effectivement une silhouette furtive. Le voleur était de retour. Blake se faufila jusqu’à un massif d’hortensias pour mieux voir. Que devait-il faire ? Crier pour alerter Magnier ? Aller s’occuper du chapardeur lui-même ? À son âge, se mesurer à un homme plus jeune pouvait être dangereux…
Entre les feuilles, il vit l’ombre se faufiler le long de la façade. Soudain, la porte de la maison s’ouvrit et Youpla déboula. Pourtant, au lieu de sauter à la gorge de l’inconnu, le chien lui fit la fête ! Magnier apparut sur le seuil. La silhouette vint à lui, gracile et de petite taille. Blake était trop loin pour en être certain, mais il s’agissait certainement d’une jeune fille. Il soupira. Le régisseur et sa visiteuse entrèrent ensemble dans la maison dont la porte se referma.
Blake regagna le manoir en traînant la jambe. Dans sa chambre, sur les murs, comme les prisonniers qui ne veulent pas perdre la notion du temps pendant leur incarcération, il allait tracer un petit trait pour chaque jour écoulé. La libération n’était pas pour demain, il lui restait quatre mois à tirer.
15
— Notre maison est-elle en ordre ce matin ? demanda Mme Beauvillier.
— Odile prépare des gâteaux pour cet après-midi. Manon a terminé de cirer les escaliers et s’occupe du linge. Seul M. Pisoni est en retard.
— Rien d’inhabituel avec lui. Je trouve déjà miraculeux qu’il vienne si vite. Je ne sais pas ce que vous lui avez dit…
— Disons que j’ai décrit la situation sous l’angle le plus critique possible.
— Vous avez le courrier ?
— J’en reviens et j’ai d’ailleurs une suggestion : ne pensez-vous pas que l’on devrait faire réparer la sonnette du portail ?
— Si cela ne coûte pas trop cher, pourquoi pas ? Voyez avec Philippe et nous étudierons cela.
Elle fixait le courrier avec une impatience d’enfant. Blake déposa le petit paquet d’enveloppes de différents formats sur son bureau. Un à un, Mme Beauvillier ouvrit les plis cérémonieusement à l’aide d’un coupe-papier en forme d’épée. Elle avait surtout reçu de la publicité et des catalogues : « Réclamez votre lot ! », « Plus qu’une étape pour gagner ce lingot », « Votre numéro a été tiré au sort », « Vous avez remporté un magnifique lot multimédia »…
Andrew était étonné de voir que la patronne traitait ces attrape-gogos avec le plus grand sérieux. En fait de lot multimédia, il s’agissait sûrement d’un vieux cintre : si vous vous frappez la tête avec, vous voyez des étoiles ; si vous l’enfoncez très fort dans l’oreille, vous entendez vos petits os craquer. Multimédia donc. Mme Beauvillier lisait tout, observait les faux tampons officiels et les attestations accrocheuses comme s’il s’agissait d’authentiques courriers de notaires. À chaque fois, elle tendait la lettre de participation à son majordome.
— Répondez-leur sans tarder que nous ne souhaitons pas commander pour le moment mais que nous validons notre participation au concours.
Blake crut un instant que Madame lui jouait un tour, mais à l’évidence ce n’était pas le cas. Au milieu de ce déluge de prospectus, se trouvait une enveloppe verte sur laquelle l’adresse du manoir avait été écrite à la main. Étrangement, Mme Beauvillier ne prit même pas la peine de l’ouvrir et la passa directement au broyeur installé au pied du bureau. Dans un bruit de scie circulaire, le courrier ressortit en fines lanières qui tombèrent dans la corbeille. Un sourire ravi aux lèvres, elle enchaîna avec l’enveloppe suivante, qui promettait un chèque…
Blake assista à l’étonnant manège sans broncher. Il avait l’impression d’être revenu à l’époque où lui et ses cousins jouaient aux espions en se faisant croire que tous les « documents secrets » qu’ils se passaient par des guichets faits de vieux cartons étaient d’une extrême importance alors qu’il ne s’agissait que de coupures de journaux. À l’issue de leur entrevue, Mme Beauvillier semblait satisfaite, comme si elle venait d’accomplir une tâche urgente et fort utile.
En quittant l’étage, Andrew ne savait vraiment pas quoi penser de sa patronne. Il croisa Manon, qui nettoyait une sculpture représentant un ours stylisé, posée sur un buffet. Blake sentit qu’elle ne l’époussetait que pour se donner une contenance en l’attendant.