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— … et vachement beau…

— Et vous lui avez annoncé que vous étiez liés et responsables d’un petit être pour le restant de vos jours.

Manon renifla un grand coup.

— Quelle truffe je fais…

— Voilà un jugement féminin bien rapide face aux hésitations des hommes. Vous avez fait ce qui vous semblait le mieux. Vous avez eu raison. Mais cela ne produit pas toujours l’effet escompté. Comment imaginiez-vous sa réaction ?

— Cela fait des semaines que j’en rêve. À force, j’en étais arrivée à une scène idéale. Il saute de joie, il me prend dans ses bras et me serre contre lui — mais pas trop fort parce qu’il a peur d’écraser le bébé — et puis il sort en courant pour aller chez le fleuriste. Là, il achète toutes les roses rouges qu’il trouve et revient me les offrir, un genou au sol, en me demandant en mariage.

— Vous avez au moins vu juste sur un point : il est sorti en courant.

— C’est pas gentil de vous moquer.

— Manon, j’essaie simplement de vous montrer que même dans les pires moments, tout n’est pas aussi sombre qu’on le pense. Vous êtes en bonne santé, le bébé aussi. Justin est toujours vivant. Tout est possible.

Manon se moucha à nouveau.

— Qu’est-ce que je dois faire ?

Un coup de sifflet strident résonna dans tout le manoir.

— Fin de partie, commenta Andrew. Je vais réfléchir.

— Odile doit me chercher depuis un moment, elle est sûrement à cran. Promettez-moi de ne rien lui dire.

— Promis. Par contre, je n’ose imaginer ce qu’elle va croire lorsqu’elle nous verra sortir tous les deux de ce cagibi…

19

Blake et Magnier étaient allongés côte à côte sur le sol de la salle de bains, triturant les colliers de serrage de l’arrivée d’eau sous la baignoire.

— Maintenez bien, monsieur Blake, parce que sinon, on va tout arracher.

— Allez-y, serrez.

En les découvrant ainsi, Odile eut un mouvement de recul. Les deux hommes se dégagèrent une fois le joint remis en place. La cuisinière commenta, un sourcil levé :

— Ce matin, vous étiez avec la bonne dans un placard, et maintenant vous vous vautrez avec le régisseur dans la salle de bains de Madame…

— Et la journée n’est pas finie, ironisa Andrew. Méfiez-vous…

Magnier ricana. Odile n’était visiblement pas heureuse de le voir dans la maison. Blake se releva non sans difficulté et annonça :

— Je descends à la cave remettre l’eau. Monsieur Magnier, vous vérifiez si ça fuit — n’oubliez pas le lavabo. Odile, en cas de problème, vous sifflez deux coups brefs. Ne soyez pas trop pressés, il me faut le temps de descendre ces maudits escaliers. Je vous laisse tous les deux.

— On va essayer de rester sages…, s’amusa Philippe.

La cuisinière le bombarda aussitôt d’un regard noir.

Lorsque Blake remonta enfin, l’eau coulait sans plus aucune trace de fuite.

— Voilà qui devrait nous permettre d’attendre le devis de Pisoni plus sereinement, fit Odile, soulagée.

Lorsqu’ils sortirent par la chambre de Mme Beauvillier, l’impression éprouvée par Blake lors de sa première visite se confirma : la pièce n’était vraiment pas grande. Une fois dans le couloir, il essaya d’évaluer la longueur cumulée de la chambre et de la salle de bains. Même en voyant large, le mur du couloir était beaucoup plus long que les deux pièces mises bout à bout.

De son côté, Magnier regardait tout autour de lui, comme un enfant qui, pour une fois, a le droit de pénétrer dans une zone interdite. Odile fermait la marche en les pressant.

— Alors c’est entendu, fit Magnier à Andrew, vous descendez après le déjeuner et je vous fais visiter le parc ?

— Avec plaisir. On en profitera pour évaluer cette histoire d’interphone. Odile, vous ne voulez pas vous joindre à nous ?

Surprise, la cuisinière se ferma comme une huître sous du jus de citron.

— Merci, je n’ai pas le temps. Il me faut préparer la liste des commissions pour la semaine prochaine.

Puis, sur un ton plus coupant, elle ajouta à l’attention de Magnier :

— La liste sera avec votre repas de ce soir. N’oubliez rien cette fois-ci, Madame reçoit davantage en ce moment.

Magnier prit le chemin du retour. Odile resta avec Blake et Méphisto dans l’office.

— J’ai compris la stratégie de votre chat, déclara le majordome.

— Si vous faites le moindre sous-entendu douteux au sujet de Méphisto, je refuse de vous nourrir pendant une semaine.

— 22 degrés.

— Que voulez-vous dire ? Il a de la température ?

Puis, comprenant les implications de cette possibilité, elle s’emporta immédiatement :

— Espèce de malade, vous lui avez pris sa température ?

— Calmez-vous. J’ai seulement mesuré la chaleur là où il s’installe. Méphisto se maintient à 22 degrés précisément. Si vos fourneaux marchent, il recule parce que l’environnement devient trop chaud, et si la porte du jardin est ouverte trop longtemps, il s’en approche pour compenser.

Odile était stupéfaite. Elle contempla son chat avec encore plus d’admiration.

— Méphisto, tu es un génie !

— C’est surtout un tas de poils qui tient à son petit confort…

20

Une fois passée la haie, Magnier ouvrit la barrière de bois et invita Blake à entrer. Andrew fut aussitôt saisi par le charme de cette partie isolée du jardin.

— C’est magnifique, souffla-t-il.

— Huit cents rosiers, vingt-deux variétés, je les ai tous plantés moi-même et je les soigne. En cette saison, il ne reste que les dernières fleurs, mais vous devriez voir le spectacle en été. Avancez dans les allées et respirez. Le parfum est plus puissant lorsque le soleil donne mais même un jour comme aujourd’hui, c’est une expérience.

Blake s’aventura entre les massifs constellés de fleurs. Du blanc au rouge le plus intense en passant par toutes les nuances, les roses se mélangeaient dans un tourbillon de couleurs — crème, orange, carmin, vermillon… Andrew marchait en respirant à pleins poumons, captant les fragrances au gré des souffles d’air, se dirigeant dans les effluves comme s’il découvrait un monde. En quelques mètres, il se transporta au-delà de la réalité du lieu. Les parfums étaient comme des fées malicieuses qui voletaient autour de lui, chatouillant ses narines, offrant d’autres sensations. Andrew ferma les yeux et songea qu’il devait absolument revenir ici avec Diane…

— Tout au fond, je me suis installé un banc, expliqua Magnier.

La voix du régisseur ramena Blake à la réalité.

— C’est splendide, commenta-t-il, pensif.

— Vraiment content que quelqu’un s’en rende compte parce que moi, à force, je ne remarque plus.

— Madame n’y vient jamais ?

— Pas depuis la mort de M. François. C’est lui qui m’avait demandé de créer cette roseraie pour elle.

— Vous avez connu M. Beauvillier ?

— C’est même lui qui m’a embauché ! Une drôle d’histoire. Un lundi, il y a maintenant plus de quinze ans, je me suis fait licencier de l’usine où je travaillais comme tourneur-fraiseur. Viré du jour au lendemain comme un malpropre avec tout l’atelier de métallurgie, sous prétexte que nous n’étions plus rentables. Ils avaient décidé de délocaliser en Pologne. Je me retrouvais sans rien. Plus de quoi payer mon loyer. Pas un sou de côté. Pas de boulot dans la région. Une vraie catastrophe. Ce fut un tel choc que j’ai décidé de ne rien dire à ma mère, qui à l’époque était encore vivante. Paix à son âme. Le lendemain, comme tous les mardis, j’étais à vélo pour aller lui rendre visite quand j’ai remarqué une grosse bagnole qui arrivait en sens inverse en roulant bizarrement. D’abord des zigzags, puis tout à coup une embardée qui l’a précipitée contre un gros marronnier ! Le choc a été terrible. Ça a fait un bruit du diable. J’ai cru que le bonhomme était mort sur le coup. J’ai laissé tomber le vélo et j’ai couru pour aller voir. Le moteur commençait à brûler. À travers le pare-brise éclaté, j’ai aperçu le type bouger un bras. Je ne sais pas pourquoi, j’y suis allé sans me poser de question. J’ai sorti le pauvre bougre comme je pouvais, je l’ai traîné plus loin et je l’ai l’adossé contre un arbre. C’est là que la voiture a explosé. C’était M. Beauvillier qui avait fait un malaise. Après deux mois d’hôpital, il m’a cherché, retrouvé et quand je lui ai raconté ce qui m’arrivait, il m’a proposé de travailler pour lui. Je peux vous dire que les années qui ont suivi resteront les plus belles de ma vie. J’avais l’impression d’avoir une deuxième famille. Hugo, leur fils, venait d’achever ses études et allait partir en Afrique du Sud. Je ne l’ai pas connu longtemps mais c’était un jeune homme sympathique. On rigolait. Madame et Monsieur s’entendaient très bien. Je m’occupais de tout pour eux. C’est à cette époque qu’on a redessiné ensemble les jardins. Monsieur m’a permis de retaper la petite maison que j’habite depuis. Il a payé tous les matériaux. C’était un type bien, M. François. Malheureusement, la maladie ne fait pas la différence entre les types bien et les crapules, et il est mort avant son tour. Quand j’y pense, le matin même de sa dernière hospitalisation, on discutait encore sur le perron du manoir. Il parlait de travaux, et puis il est parti le soir pour ne plus jamais rentrer chez lui. C’était la dernière fois qu’on se parlait comme ça, et on ne le savait pas.