Arrivé au bout de l’allée, Magnier désigna le banc. Il était installé sur un monticule de terre gazonné pour offrir une vue d’ensemble sur la mer de fleurs.
— On s’assoit un peu, vous voulez bien ?
Andrew prit place.
— Mme Beauvillier sait que vous continuez à entretenir la roseraie ?
— Elle n’en parle jamais mais elle s’en doute forcément. Elle épluche suffisamment les factures pour y lire que j’achète de l’engrais spécial rosiers par sacs entiers. Quand je pense qu’elle pinaille là-dessus alors qu’elle confie son argent à des brigands !
— Que voulez-vous dire ?
Magnier releva les yeux. Comme un gamin qui se serait fait prendre à trop parler, il chercha une issue.
— J’aurais pas dû dire ça. Après tout, ce ne sont pas mes affaires.
Andrew n’insista pas. Il eut un mouvement de la tête vers les roses.
— Finalement, vous seul profitez du parc.
— Effectivement, avec Youpla, et vous maintenant !
— Odile ne s’y promène jamais ?
— Je parie qu’elle aimerait bien, mais elle aurait l’impression d’être un peu chez moi et elle ne veut pas me faire ce plaisir… Un autre jour, si vous voulez, je vous emmènerai au fond du domaine. On y trouve d’excellents coins à champignons. C’est un peu loin, mais vous verrez, ça vaut la peine, c’est très beau. On a une vue imprenable sur la vallée, jusqu’à la ville.
— Comme de la colline, là-haut ?
— Exact… mais comment savez-vous qu’on voit la ville de là-haut ?
— J’imagine… Le domaine est vraiment grand.
— Il l’était encore plus quand M. François était de ce monde. Madame a vendu des terres pour se renflouer, presque un quart quand même, à des promoteurs. Il leur manque encore la surface associée au droit de passage pour faire la route qui conduirait au lotissement qu’ils veulent construire. Alors ils harcèlent Madame pour qu’elle leur vende encore du terrain. Pour le moment, elle résiste.
— Elle a toujours été comme ça, Mme Beauvillier ?
— Comme quoi ?
— Toujours recluse, discrète, et en même temps…
Il fit un geste vague, laissant Magnier répondre.
— Du temps de M. François, elle était gaie, rieuse. Lui l’appelait sans arrêt parce qu’il ne pouvait pas se passer d’elle. « Nalie ! Nalie ! » On entendait ça partout dans le manoir. C’était son diminutif pour Nathalie. Des jeunes mariés pendant quarante ans. Pour Pâques et le nouvel an, ils m’invitaient à leur table. La dernière année, ils ont même convié ma mère. Je lui avais acheté une robe exprès. C’était bien. Après la mort de Monsieur, plus rien n’a jamais été pareil. Madame s’est enfermée, de plus en plus. Je n’ai plus jamais entendu quelqu’un l’appeler par son prénom.
Magnier regarda le ciel et ajouta :
— Vous ne croyez pas qu’on devrait aller voir cette histoire d’interphone au portail avant de se prendre l’averse ?
— Très juste. Mais j’ai mal aux jambes. Je n’ai plus l’habitude de marcher autant.
— Il n’y avait pas beaucoup de terres là où vous travailliez avant ?
— Non, très peu. C’était petit. Tout était petit d’ailleurs.
Les deux hommes quittèrent la roseraie.
— Vous savez, monsieur Blake, je suis bien content que vous soyez embauché ici.
— Je ne suis qu’en période d’essai.
— Elle serait bien bête de ne pas vous garder.
— C’est gentil.
— Si vous me permettez, je voudrais vous faire une remarque sur l’Angleterre…
— Sauf s’il s’agit de vous restituer la Tour de Londres, je vous en prie…
— Dans la langue française, nous avons un truc que vous n’avez pas : c’est le tutoiement. C’est très pratique. Les gens que vous n’aimez pas trop, vous leur dites « vous » et ça reste poli. Par contre, ceux que vous aimez bien, votre famille, vos amis, vous pouvez leur dire « tu ». C’est comme un petit cadeau, un signe distinctif qui montre votre proximité.
— Et à partir de 18 heures, vous pouvez leur dire bonsoir… Si vous le permettez, j’ai moi aussi une remarque à faire sur votre pays.
— Je vous écoute.
— J’ai toujours trouvé surprenant que dans votre démocratie, dont même la devise donne tant d’importance à l’égalité, il existe cette distinction, cette sélection, alors que dans notre monarchie qui se veut si précisément hiérarchisée, on ne fait aucune différence, que l’on s’adresse au roi ou à un enfant.
Magnier fit la moue.
— N’empêche que si vous étiez si forts que ça, votre devise ne serait pas en français.
Andrew éclata de rire.
— Un point pour vous, citoyen Magnier !
— En fait, ce que je voulais dire, c’est qu’on pourrait peut-être se dire « tu »…
— Why not, cher Philippe…
21
Andrew revint du petit salon avec le dernier plateau chargé de tasses et d’assiettes à dessert sales. Pendant qu’Odile préparait leur dîner, il déposa le tout près de l’évier.
— Si vous voulez bien, souffla-t-il, je rangerai ça dans le lave-vaisselle plus tard. Je suis épuisé.
Il hésita un instant et reprit :
— Dites-moi, vous connaissez le couple que Madame a reçu cet après-midi ? Je ne les trouve pas francs du tout. Cette façon de baisser la voix quand j’approche, c’est louche. Et ces rires qui sonnent faux. J’ai l’impression qu’ils n’ont fait que parler d’argent.
Odile resta silencieuse. Blake ajouta :
— Madame reçoit de plus en plus. Nous avons du monde presque tous les jours désormais.
— Et votre zèle ne va pas l’inciter à se calmer. L’idée du feu dans la cheminée était excellente. Grâce à votre nouvelle disposition de la table basse et des fauteuils, on se croirait dans un magazine de décoration…