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— Avec tout le bois que Philippe coupe, il serait dommage de ne pas faire une flambée de temps en temps, surtout en cette saison.

— « Philippe »…, nota la cuisinière. Magnier et vous n’aurez pas été longs à vous entendre comme larrons en foire.

— C’est à vous, madame Odile, que j’ai d’abord proposé de nous appeler par nos prénoms. Si vous aviez accepté, on se serait aussi entendus comme lardons en gloire.

Odile ramassa l’assiette que Méphisto avait soigneusement léchée. Blake se laissa tomber sur une chaise en soupirant.

— Je ne sens plus mes jambes…

La cuisinière continuait de s’affairer. Elle ouvrit un placard haut et se hissa sur la pointe des pieds pour attraper une sauteuse.

— Puis-je émettre un avis ? tenta Andrew.

— Dites toujours.

— Pourquoi placez-vous les ustensiles que vous utilisez le plus fréquemment dans les placards les plus inaccessibles ? Vous devriez inverser avec vos énormes casseroles qui sont en bas. Vous vous épargneriez…

Odile posa sa sauteuse brutalement et se planta devant Blake en s’appuyant sur la table comme pour un bras de fer. Elle s’approcha si près qu’Andrew aurait pu la voir nette sans ses lunettes.

— Écoutez-moi bien, monsieur Je-bouge-les-meubles-et-je-fais-des-jolis-feux : vous êtes là depuis moins de deux semaines et vous avez le culot de m’expliquer comment ranger mes casseroles dans ma cuisine ? Pour qui vous prenez-vous ?

— Ne vous fâchez pas, c’était juste une remarque pour soulager votre dos…

— Eh bien, ne vous occupez pas de mon dos et les vaches seront bien gardées !

Blake n’insista pas. Odile lui servit son repas, un ragoût avec de la ratatouille réchauffée. Quand elle eut tourné le dos, Andrew s’adressa à Méphisto :

— Tu es plus câlin, toi. Veux-tu des caresses ?

Le chat tourna la tête vers lui.

— Allez viens, mon grand, tu auras même un peu de viande…

Le chat se leva, s’étira langoureusement et s’approcha de sa superbe démarche féline. Andrew le souleva et le posa sur ses genoux. Odile bouillait. Blake murmura :

— N’aurais-tu pas pris un peu de poids, toi ? Tu devrais faire de l’exercice. C’est vrai que ce que tu manges est drôlement bon…

Odile explosa. Le chat prit la fuite sans aucune dignité.

— Primo, on ne tripote pas les animaux quand on mange ! fulmina-t-elle. Deuzio, il a pas grossi, c’est son poil qui donne cette impression-là…

— Si, si, je vous jure, j’ai bien senti…

Odile se mit à hurler :

— Et troizio, si ma nourriture ne vous plaît pas, vous n’avez qu’à aller manger ailleurs !

Elle retira l’assiette de Blake et jeta le contenu à la poubelle.

— Pourquoi faites-vous ça ? se défendit-il. Je n’ai jamais dit que ce n’était pas bon, je n’y ai même pas goûté. Je dis juste que vous devriez vous laisser aller, cuisiner comme vous le sentez, comme pour Méphisto. Et puis je croyais qu’on disait « tertio »…

— Foutez-moi le camp !

Si Andrew avait eu soixante ans de moins, il serait monté dans sa chambre sans manger. Mais étant donné son âge, il décida d’aller quémander un morceau de pain chez le régisseur.

22

À force de marcher, une fois les douleurs des premiers jours surmontées, Blake devait admettre qu’il se sentait plus véloce. Il commençait même à connaître les pièges de l’allée qui menait au fond du parc. En pensant à son accrochage avec Odile, il eut un petit sourire. Étrangement, il n’arrivait pas à lui en vouloir.

Lorsqu’il frappa à la porte de Magnier, Youpla se mit aussitôt à aboyer, mais son maître ne vint pas ouvrir. Blake regarda aux alentours. Dans la nuit juste tombée, il ne distinguait plus grand-chose.

— Philippe ? appela-t-il à la cantonade.

Pas de réponse côté parc. Soudain, la porte s’ouvrit et Youpla se jeta dans ses jambes. Blake lui frictionna la tête pendant que le chien lui reniflait le pantalon, sans doute intrigué par l’odeur de Méphisto.

— Bonsoir, Andrew, je ne m’attendais pas…

— Odile m’a jeté dehors parce que j’ai osé faire une remarque, alors je suis venu te demander asile.

— Je ne ferme jamais ma porte à un réfugié politique. Entre.

Malgré sa plaisanterie, Philippe manquait d’enthousiasme. Andrew le remarqua.

— Je ne te dérange pas ?

— J’allais mettre le couvert. On va partager la gamelle qu’Odile m’a préparée.

— Une sorte de ratatouille avec de la viande, mais je n’ai pas réussi à identifier.

Andrew tira une chaise et s’assit. Youpla n’arrêtait pas de faire des allées et venues jusqu’à la chambre, dont la porte était close. Magnier déclara :

— Tu as raison, on va réparer l’interphone entre ici et l’office. Ce sera plus simple.

Philippe posa les couverts pendant que le micro-ondes réchauffait le plat d’Odile. Tout à coup, il dit :

— Tu m’excuses un moment, je crois que j’ai oublié de fermer la fenêtre de la salle de bains. J’ai pas envie qu’une bestiole entre.

Il s’éclipsa dans sa chambre. Le chien tenta de le suivre, mais Magnier le repoussa. Il s’appliqua à fermer la porte derrière lui et l’animal resta à fixer la poignée en remuant la queue.

— Toi aussi, tu trouves ça étrange ? lui souffla Blake. Mais tu sais sans doute des choses que j’ignore.

Magnier revint rapidement, à peine plus détendu.

— Des fois, je perds un peu la boule, lâcha-t-il en guise d’excuse.

Il partagea sa portion entre son assiette et celle d’Andrew.

— Alors comme ça, Odile s’est encore énervée ?

— Elle démarre vite. Il est vrai que j’aime bien la taquiner.

Magnier s’assit et goûta le plat.

— Bon appétit, fit Andrew, et merci de m’accueillir.

À la première bouchée, les deux hommes se regardèrent.

— Ça me rappelle la cantine de l’usine, fit Magnier.

— Ça me rappelle un petit resto fermé par la police parce qu’ils cuisinaient du rat.

— Impossible, Andrew : Odile ne ferait pas ça, elle en a trop peur.

— À la guerre comme à la guerre… On dit miam miam chez vous, c’est ça ?

— Exact. Et chez vous ?

— Yum yum.

— C’est ridicule ! Ça ne correspond pas du tout au bruit.

— Au bruit de quoi ? Tu crois qu’un coq fait réellement cocorico ?

— Chez vous il fait quoi ? Coin coin ?

— Cock-a-doodle-do.

— Pauvre bête ! Vous leur donnez quoi à bouffer ?

Un grand vacarme venu de la chambre fit sursauter Magnier. Il se précipita en refermant derrière lui. Andrew crut l’entendre chuchoter, puis une voix aiguë lui répondit. Une voix d’enfant.

— C’est pas ma faute ! se défendait le gamin.

Lorsque la porte s’ouvrit à nouveau, Magnier était livide. Youpla s’engouffra dans la pièce. Un garçon apparut sur le seuil, les cheveux noirs, le teint mat, environ quatorze ans. Philippe suppliait Andrew du regard.

— Ne va rien t’imaginer. Je vais t’expliquer.

— Pourquoi voudrais-tu que je m’imagine quelque chose ? J’arrive chez toi à l’improviste. Si tu as un enfant caché, ce n’est pas mon affaire…

— C’est pas mon père ! s’exclama le gamin sans aucune timidité.

— Bonsoir, jeune homme, lui répondit Blake. Je m’appelle Andrew, et vous ?

— Yanis. J’habite la cité des Tourterelles, bâtiment 2. Si vous venez pour le Coca…

Philippe fit signe au petit de se taire.