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— Yanis me donne un coup de main pour les courses, expliqua-t-il. C’est tout.

Blake étudia l’enfant. Silhouette mince, pas très grand : c’était bien lui qu’il avait aperçu de la colline l’autre soir. Philippe ajouta une troisième assiette.

— Yanis, va chercher le tabouret dans la chambre et viens manger avec nous.

Le régisseur partagea sa part une fois de plus et se laissa glisser sur sa chaise en soupirant.

— Ça m’arrangerait que vous n’en parliez à personne au manoir…

— En cas de grand stress, on repasse au vouvoiement ?

— C’est une histoire compliquée.

— Rien ne t’oblige à me la raconter. Tout va bien.

Le petit revint avec son siège et une balle pour le chien, qui sautait déjà pour l’attraper.

— J’ai connu Yanis voilà plus d’un an, commença Philippe. Je faisais les courses au supermarché de son quartier. J’y vais parce que c’est plus près pour moi, vu que je suis en vélo avec ma charrette. En coupant par les bois du domaine, on arrive juste au-dessus de la ville, presque au pied des immeubles. Mais ce n’est pas l’important. C’était un jeudi, je faisais les courses et le petit s’est fait piquer en train de voler un paquet de gâteaux qu’il avait caché sous son t-shirt.

— J’allais le payer, argumenta l’enfant, je jure que j’allais le payer !

— Ne jure pas, Yanis, gronda Magnier. Tu n’avais pas d’argent et quand les agents de sécurité t’ont pris, tu t’apprêtais à sortir du magasin.

— C’est pas vrai…

Philippe secoua la tête et reprit :

— Le voir entre les vigiles, ça m’a fait de la peine. Alors j’ai payé son paquet pour qu’ils le laissent filer. Et puis pour l’occuper, je lui ai proposé de m’aider.

— Vous aviez dit une fois, s’insurgea le gamin. Je devais vous aider à faire les courses une fois, et puis après vous avez menacé de tout dire à ma mère si je ne continuais pas.

Magnier se redressa, gêné.

— Ce n’est pas aussi simple.

— Et depuis, résuma Blake, le gamin fait les courses pour toi.

— Livraison comprise ! précisa le petit.

Philippe fit mine de s’emporter :

— Dis donc, tu n’es pas si maltraité que ça ! Je te nourris et je te donne un peu d’argent.

— Et l’école ? interrogea Blake.

Yanis baissa les yeux.

— J’y vais pas beaucoup.

Magnier intervint :

— Ils ne sont pas nombreux à y aller. Yanis et ceux de sa cité sont souvent livrés à eux-mêmes…

— Tu dois avoir faim, fit Blake à l’enfant. Mange.

L’enfant empoigna sa fourchette et dévora sa part. Les deux hommes le regardèrent manger à toute allure. À peine le garçon eut-il fini qu’il consulta sa montre.

— C’est l’heure. Ma mère va bientôt rentrer.

— Ne traîne pas, conseilla Philippe. Tu as la liste pour après-demain ?

— No problemo, répondit l’enfant.

Il s’agenouilla pour dire au revoir au chien, se mit à rire lorsque l’animal fourra son museau dans son cou puis quitta la maison.

Magnier n’osait pas regarder Andrew en face.

— Je sais ce que tu penses, fit le régisseur. Tu me méprises parce que j’abuse de la situation et que ce petit devrait faire autre chose que mes corvées.

— Ces mots sont ceux de ta propre conscience, Philippe, pas les miens. Par contre, je crois que l’on devrait pouvoir faire quelque chose de vraiment utile pour cet enfant.

23

Mme Beauvillier passa en revue le courrier du jour : des envois publicitaires, avec ce matin des babioles, échantillons et autres cadeaux de pacotille. Encore des catalogues… et deux lettres de la banque. Elle les ouvrit rapidement, sans même prendre le temps d’utiliser son coupe-papier. Dans sa précipitation, elle semblait avoir oublié la présence d’Andrew. Elle parcourut les quelques feuilles et s’arrêta sur la dernière. Une expression indéfinissable passa sur son visage. Andrew fut incapable de la décrypter précisément mais cela ne faisait aucun doute : il y avait de l’inquiétude. Madame étudia le second pli, qui ne comportait qu’une seule page. Après l’avoir parcouru des yeux, elle glissa le tout dans son tiroir et se força à sourire en repassant aux prospectus.

En peu de temps, Blake avait appris à aimer ce drôle de cérémonial. Il était toujours scandalisé par les arguments mensongers des missives et déconcerté par la réaction de Madame qui prenait tout cela très au sérieux, mais cette séance quasi quotidienne lui laissait le loisir d’observer celle qui l’intriguait de plus en plus. Avec une joie sincère, elle déballait les cadeaux sans valeur ou les gadgets présentés sous un jour flatteur et les alignait devant elle comme autant de trophées. Noël et des pochettes-surprises tous les jours.

Comme chaque matin, Andrew allait repartir avec sa petite liasse de réponses à préparer. Comme chaque matin, il serait sur le point de sortir et, comme à chaque fois, Mme Beauvillier allait le rappeler pour l’informer d’un « point essentiel » qu’elle aurait oublié de lui confier lorsqu’il était encore assis. Cette fois, pourtant, Blake décida de prendre les devants.

— Pour les interphones, je vous annonce que Philippe et moi allons pouvoir les réparer sans aucun frais. Nous avons trouvé de quoi les bricoler. Par contre, quand vous le jugerez possible, je serais d’avis d’installer un visiophone à contrôle d’ouverture sur le portail piéton. Cela ne devrait pas coûter trop cher.

— Ce n’est vraiment pas le moment de faire des dépenses. Heureusement que vous avez pu sauver la plomberie de ma salle de bains parce que je ne sais pas comment nous aurions fait.

— Sans vouloir être indiscret, vous êtes financièrement si juste que ça ?

— C’est indiscret, monsieur Blake, mais puisque de toute façon vous l’apprendrez tôt ou tard, autant être franche. Mes finances sont au plus mal. C’est un grand domaine, la maison exige de l’entretien et un minimum de personnel pour fonctionner. D’où votre présence, malgré le coût des charges. J’avais fait quelques placements, qui non seulement n’ont pas produit les intérêts attendus, mais qui en plus ont vu leur capital fondre comme neige au soleil.

— Si je peux me permettre…

— Non, vous ne pouvez pas. Dans ces murs, vous êtes majordome. Et je dois avouer que sur ce plan, vous me donnez entière satisfaction. Vos initiatives, l’influence que je sens déjà sur Odile, la petite et même M. Magnier est très positive. Par contre, pour ce qui est de la conduite de mes affaires, je vous demande d’appliquer mes directives sans prétendre me conseiller. J’ai cru comprendre que vous vous autorisiez des avis pour le moins critiques au sujet de gens en qui j’ai toute confiance. Que les choses soient claires, monsieur Blake : vous n’avez aucune qualification pour juger de la conduite d’une maison. Mener un domaine comme le mien revient à diriger une entreprise. Mon mari, qui gérait une usine et des sociétés, m’a appris quelques rudiments. Vous ignorez tout de cela alors, s’il vous plaît, merci de vous en tenir à votre secteur de compétences. Est-ce compris ?

Blake prit sur lui malgré son envie de réagir.

— Parfaitement, madame.

Ce matin-là, Mme Beauvillier n’ajouta rien quand Andrew quitta la pièce.

Après une telle humiliation, Blake ne se sentait pas la force de descendre affronter Odile. Il monta au troisième se reposer un peu dans sa chambre. Le bruit de l’aspirateur lui indiqua que Manon se trouvait déjà à l’étage. En suivant le fil qui courait sur le sol, il s’aperçut même qu’elle était en train de nettoyer sa chambre. Il surprit la jeune fille aspirant sous son armoire. Du coin de l’œil, elle aperçut sa silhouette.