— Vous m’avez fait peur, sursauta-t-elle.
Elle arrêta l’appareil et ajouta :
— J’ai fait la salle de bains, les serviettes sont propres. Demain, si vous voulez, je vous changerai les draps et je laverai les carreaux. Aujourd’hui, je ne vais pas avoir le temps…
— Merci beaucoup, Manon. Je suis vraiment ennuyé que vous ne vouliez pas que je vous dédommage pour ce travail supplémentaire.
— Ça me fait plaisir.
— Ne vous fatiguez pas trop, surtout dans votre état… Des nouvelles de Justin ?
— Aucune. La nuit je me réveille, je me demande ce qu’il fait, ce qu’il pense. J’ai peur qu’une autre fille lui mette le grappin dessus. Chaque fois que je repars d’ici, dès que mon téléphone capte à nouveau, j’ai le cœur qui bat. J’espère, mais rien. Vous qui êtes un homme, vous avez une idée de ce qui peut se passer dans sa tête ?
— Si déjà je parvenais à comprendre ce qui se passe dans la mienne…
— Il ne se rend pas compte de l’enfer que je vis, de mon angoisse.
— Trop souvent, on ne s’en rend pas compte, c’est vrai. Je sais que c’est injuste vis-à-vis de vous, que c’est un effort supplémentaire, mais je crois qu’il faut lui laisser un peu plus de temps.
— Jusqu’à quand ?
— Quelques jours, au moins.
Manon soupira.
— Je vais y aller, dit-elle. De toute façon, j’avais fini. Vous aurez votre linge demain.
Elle se baissa pour attraper son aspirateur et se retrouva face à la photo posée sur la table de nuit.
— Ce sont votre femme et votre fille ?
— Oui.
— Elles sont belles.
La jeune fille prit le cadre et le contempla.
— Vous n’avez jamais songé à refaire votre vie ?
— Diane est toujours ma femme. Cela peut vous paraître idiot, mais je vis toujours avec elle.
— C’est pour ça, les deux brosses à dents ?
— Vous avez remarqué…
— La première fois, je me suis dit que c’était un truc d’Anglais, genre une brosse pour les dents du haut et une autre pour les dents du bas…
— Vous avez vraiment de drôles d’idées sur nous. Comment avez-vous compris ?
— La rouge était toujours sèche et la verte est plus usée…
— Vous ne vous êtes pas dit que les Anglais n’avaient peut-être pas de dents du bas ?
La jeune fille gloussa et reposa la photo.
— Et votre fille, elle fait quoi ?
— Sarah a fait des études de physique appliquée pendant lesquelles elle a rencontré un jeune ingénieur très brillant avec qui elle est partie vivre à Los Angeles. Ils sont spécialistes de la prévision sismique.
— Elle vous ressemble. Vous la voyez souvent ?
— Sans doute pas assez, et le temps passe.
Cette fois, ce fut Andrew qui prit le cadre.
— Quand elle était plus petite, j’en étais très proche. Mais je travaillais beaucoup. Je rentrais tard. Il m’arrivait d’être absent des week-ends entiers. Je ne l’ai pas vraiment vue devenir une jeune femme. Diane l’aidait à se construire, l’accompagnait. Elles s’aimaient beaucoup. Quand ma femme est décédée, j’ai été désemparé. Je me suis retrouvé face à une demoiselle que je ne connaissais finalement pas très bien et avec qui j’ai été incapable de retrouver un vrai lien.
— C’est dommage…
— Une tragédie de plus. Je voudrais tellement…
Blake s’interrompit par peur de l’émotion qui montait en lui. Par pudeur, Manon s’éloigna vers la porte. Elle se retourna.
— Quelque chose m’impressionne beaucoup chez vous, monsieur Blake.
— Pourtant, rien ne devrait.
— Vous avez un don pour analyser les problèmes, pour exposer les situations avec une limpidité et une sagesse qui rassurent.
— C’est gentil, Manon. Je préférerais avoir un peu moins de moyens d’analyse et un peu plus de courage pour agir…
La jeune fille quitta la pièce. Blake la rattrapa dans le couloir.
— Manon !
— Oui, monsieur ?
— J’ai peut-être une idée au sujet de Justin…
24
En pénétrant dans l’office, Andrew remarqua d’abord le fumet. Odile s’affairait aux fourneaux et Méphisto avait reculé jusqu’au pied de l’évier tellement ça chauffait. Andrew avait passé la journée à éviter sa collègue pour ne pas risquer une nouvelle confrontation. Ce soir, il était décidé à faire son possible pour apaiser leurs relations.
— Je vous laisse mettre la table, fit la cuisinière.
La phrase était trop courte, et de surcroît parasitée par le crépitement des cuissons et le ronronnement de la hotte, pour qu’Andrew puisse en déduire son humeur.
Passant près du chat, il se retint de le caresser, redoutant que cela ne soit perçu comme une provocation. Il ouvrit le placard à vaisselle. Pas d’assiettes. Il crut d’abord s’être trompé, mais il ne trouva pas non plus les verres. Il profita qu’Odile avait le nez dans ses casseroles pour jeter rapidement un œil dans les autres placards. Elle avait tout changé. Chaque catégorie d’ustensiles s’était vu attribuer une nouvelle place dans les rangements. Les plus courants étaient désormais les plus proches et les plus faciles à attraper. Andrew se retint de sourire. Il essaya de se composer un air naturel, comme s’il n’avait rien remarqué.
— Vous me donnerez les assiettes, lança Odile en continuant à surveiller ses marmites.
Elle souleva un couvercle pour ajouter des épices. Un autre parfum se répandit dans la pièce. Andrew se dit que s’il était sage, il aurait peut-être la chance qu’elle lui fasse la même recette qu’au chat…
— Asseyez-vous, ordonna-t-elle.
Aucun des deux n’osait regarder l’autre franchement. Odile déposa devant lui une assiette garnie en annonçant :
— Filet mignon caramélisé aux baies roses avec son écrasée de pommes de terre maison.
Méphisto se lécha les babines. Blake en avait l’eau à la bouche, mais il attendit qu’Odile soit installée et ait commencé avant de s’attaquer à son plat. Ses papilles réagirent instantanément.
— C’est excellent. Comment réussissez-vous à obtenir un résultat à la fois moelleux à l’intérieur et délicieusement croustillant autour ?
— Je me suis lâchée.
— Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre. Où avez-vous appris à cuisiner ainsi ?
— J’ai fait pas mal de métiers avant d’atterrir ici. À une époque, j’ai travaillé en cuisine au Relais de Dormeuil, un restaurant assez réputé de la région. J’aimais bien ça. Pendant cinq ans, je suis restée en brigade.
— En brigade ?
— C’est comme ça qu’on appelle les équipes en cuisine.
Andrew se régalait. Il avait l’impression de ne pas avoir à ce point senti le goût des aliments depuis des lustres. À côté de ce plat, même la cuisine du Browning paraissait fade.
— Vous connaissez beaucoup de recettes de ce genre ?
— Quelques-unes.
Il reprit une bouchée et savoura.
— Odile, ce n’est pas un repas, c’est une œuvre d’art !
— Si ça peut vous éviter de voler la nourriture de mon chat…
— Avez-vous déjà servi ce plat à Madame ?
— Elle n’en voudrait pas. Avec elle, rien ne doit changer. Je tourne en boucle sur ce qu’elle connaît. Son cœur de rumsteck — 70 grammes dont elle fait toujours neuf bouchées — une fois par semaine, ses satanés brocolis, ses salades de riz et de maïs… Au début, j’ai bien essayé de lui faire autre chose, mais elle n’y touchait pas.
— Puis-je faire une observation ?
— Si c’est au sujet du rangement des casseroles, j’aimerais que vous fassiez comme si vous n’aviez rien vu…