Выбрать главу

— Mais je n’ai rien vu.

— Si c’est au sujet du poids de Méphisto, même chose.

— Votre chat est un athlète.

— N’en faites pas trop. C’est au sujet de la recette ?

— Pas du tout. Je me demandais simplement pourquoi Madame, vous, Philippe et Manon ne vous retrouviez jamais ensemble.

— Madame n’aime pas se mélanger, quant à Philippe…

— Il n’est sans doute pas aussi raffiné que vous, mais je crois que c’est un « bon bougre », comme on dit chez vous.

— J’ai des doutes. Au début, il m’a honteusement draguée…

— Les débuts sont parfois maladroits.

— Plus jeune, j’avais une copine qui disait : « Peu importe la façon dont le feu prend. Ce qui compte, c’est la longueur de la flamme… » Élégant, non ? Enfin bref, elle en est à son troisième divorce. Pour ma part, j’aime qu’on y mette les formes. La seule fois où j’y ai cru, il avait su s’y prendre et c’était merveilleux.

Intrigué, Andrew observait Odile pendant qu’elle mangeait. Elle croisa soudain son regard.

— Vous vous demandez pourquoi je suis ici, célibataire à mon âge, alors que j’ai aimé ?

— Je ne me permets pas…

— Ça me fait du bien d’en parler. Je n’en ai jamais rien dit à personne depuis que je suis ici. L’histoire est simple, monsieur Blake : il est parti. C’était l’adjoint du chef au Relais de Dormeuil. C’est pour lui que j’avais appris la cuisine. Je crois que nous nous aimions. J’étais vraiment heureuse avec lui. Après quelques années, on lui a proposé une place de chef dans votre pays. Il m’a demandé de le suivre et j’ai refusé.

Odile ne mangeait plus, elle regardait son assiette fixement en lissant sa purée avec sa fourchette. Elle leva les yeux.

— Il a essayé de me convaincre, mais je n’ai pas cédé. J’avais peur. Ça me fait tout drôle de le dire, j’ai mis si longtemps à l’admettre… J’avais peur du changement, peur de tout quitter. Quelle idiote… Je craignais aussi qu’en devenant chef, il ne me trouve plus assez bien pour lui. On s’est séparés. Six mois plus tard, j’ai démissionné du Relais et j’ai fait ce que je pouvais pour travailler dans la cuisine en évitant tout ce qui pouvait me rappeler un grand restaurant. J’ai essayé les cantines scolaires, à servir des plats industriels à des enfants qui ne veulent que des frites et du steak haché. J’ai aussi tenté deux maisons de retraite, et puis j’ai répondu à une annonce, pour venir m’enterrer ici. Vous devez me trouver pathétique…

— Parce que vous avez un passé et des regrets ? Certainement pas.

— Vous avez des regrets, vous aussi ?

— Beaucoup. Mais à mon âge, ce ne sont pas les erreurs que l’on regrette le plus, ce sont les gens. Tellement me manquent…

— Vous avez aimé, vous aussi. Cela se sent. Une façon d’être, un regard sur la vie, quelque chose qui transpire… Malgré ses défauts, Madame appartient aussi à cette catégorie.

— La catégorie de ceux qui ont connu l’amour avant de le perdre ?

— On peut le résumer ainsi.

— Contrairement à nous, Odile, vous n’êtes pas veuve. Vous n’avez jamais cherché à avoir des nouvelles de votre chef ?

— Il a dû refaire sa vie, réussir… m’oublier.

— Plus aucun contact ?

— Jamais. J’ai trop honte.

— Et vous ne cuisinez plus que pour votre chat…

— Lui ne me juge pas.

— Si je vous dis ce que je pense, vous continuerez malgré tout à me préparer vos plats délicieux ?

Odile eut un sourire mais ne fit aucune promesse.

25

Pourquoi les heures de la nuit sont-elles si longues ? Pourquoi sont-elles si sombres ? Allongé dans son lit, Blake songeait à Odile, Manon, Philippe, et même à Yanis. Tous avaient de drôles de vies, des parcours souvent chaotiques qui les avaient réunis ici. Au-delà de leurs attitudes, du personnage qu’ils s’étaient construit, chacun d’eux, quel que soit son âge, cachait des fêlures… Andrew soupira. Il n’était en France que depuis quelques semaines et déjà, il philosophait lui aussi sur n’importe quoi.

Par sa fenêtre dont il ne tirait jamais le rideau, la lune éclairait légèrement sa chambre. La maison était silencieuse. Chacun dormait à sa place. Andrew s’imagina Philippe dans sa petite maison, Manon dans sa solitude, Odile à l’autre extrémité du couloir et Madame dans sa chambre aussi obscure le jour que la nuit.

Le calme du présent ouvrait un boulevard au passé. Comment gérer le flot de souvenirs et les sentiments qui remontaient ? Existe-t-il un âge à partir duquel on perd la faculté de ressentir ? Nos vies biologiques sont-elles devenues si longues que, passée une limite, le cœur, n’ayant plus d’espace à offrir au futur, n’existe plus que par ce qu’il a déjà éprouvé ? Toujours choisir, toujours trier pour ne garder que l’essentiel. Existait-il un jour idéal qu’Andrew aurait voulu revivre ? Lesquels pouvait-il accepter d’oublier ? Si une bonne fée était apparue pour lui offrir de revenir en arrière, à quel moment se serait-il arrêté ? Pour répondre à cette question, il lui fallait affronter ce qui lui manquait le plus. La vraie solution se cachait au pied du plus haut des monuments qu’il avait érigés à chacun de ses regrets. Il était finalement bien content qu’aucune fée ne vienne lui faire cette proposition. À défaut d’oublier, il pouvait éluder. S’en tenir au présent, au manoir, était peut-être la meilleure des solutions.

Souvent, lorsqu’il ne savait pas quoi penser d’une situation ou d’une personne, Andrew se demandait ce qu’en aurait dit Diane. Elle parlait souvent, de tout, beaucoup, mais lorsqu’il était question de l’essentiel, elle avait le don de ne dire que le strict nécessaire. Quelques mots sur un choix de vie, un commentaire sur le comportement d’une connaissance. Jamais agressive, rarement complaisante, toujours juste. Étrangement, Andrew ne parvenait pas à se figurer ce qu’aurait pensé Diane des habitants du manoir. Par contre, la petite voix intérieure qui vivait toujours en lui fit remarquer que tous se montraient finalement moins plaintifs que lui-même. Eux aussi étaient seuls, et ils avaient parfois des raisons bien plus grandes que les siennes d’être déprimés. Lui n’avait pas les ennuis d’argent de Madame. Lui ne vivait isolé que parce qu’il l’avait voulu, contrairement à Philippe. Lui avait fui ce qui lui rappelait sa vie perdue, contrairement à Odile.

Un sentiment ambigu monta en lui. Lentement, inexorablement. Un mélange de colère, de culpabilité et de frustration. Aurait-il été capable d’avouer ses regrets avec la même simplicité qu’Odile ? Certainement pas. Pourtant, malgré ses formules et ses beaux discours, des regrets, il en avait beaucoup. Aurait-il eu la volonté de se cloîtrer pour rester dans le souvenir de l’être aimé comme Mme Beauvillier ? Bien qu’ayant placé Diane sur un piédestal, il n’en aurait jamais eu la force. S’il avait fait preuve de l’intégrité qu’il se prêtait, il se serait supprimé. Mais Andrew n’en avait pas le courage. La vérité lui sembla tout à coup terriblement dérangeante : malgré ses peines, sincères, malgré ses postures et ses jérémiades, il n’était pas prêt à renoncer à la vie. Était-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

26

— En France, ce sont les blancs qui commencent, c’est la même chose chez vous ?

— Depuis que le premier tournoi d’échecs s’est tenu à Londres lors de l’Exposition universelle de 1851, il en est ainsi partout dans le monde. Mais est-il normal que roi et reine aient encore leur tête dans votre jeu ?

Philippe s’amusa de la remarque. Pour leur première partie sous la tonnelle, le régisseur avait bien fait les choses. Deux paquets de galettes disposées sur une assiette en plastique, un Thermos de thé pour faire honneur à son invité et des couvertures qui, bien qu’usées et trouées, les protégeaient de la fraîcheur de la brise.