À nouveau, la jeune femme s’essuya les yeux.
— Manon, pleurer ne sert à rien. Dix jours, dans une vie, ce n’est finalement qu’une goutte d’eau. Et dans ce genre d’affaire, la précipitation n’est jamais une bonne chose.
— Excusez-moi, mais c’est n’importe quoi ! s’emporta la jeune fille. Vous parlez toujours comme un livre. Pour vous, c’est facile d’être raisonnable, vous n’êtes pas concerné. Est-ce que vous avez déjà attendu au point d’en être malade ? Avez-vous déjà été suspendu à une réponse dont votre vie dépend et sur laquelle vous n’avez aucune prise ?
Blake reçut la réflexion de Manon comme un seau d’eau glacée. La petite avait raison. S’il acceptait de se rappeler, seulement un peu, il n’avait que l’embarras du choix. Ses phrases toutes faites étaient comme des portes closes derrière lesquelles s’entassaient des souvenirs qui prenaient la poussière, derrière lesquelles se cachaient ses sentiments, ses vraies émotions. Manon venait de faire exploser la porte et Blake sentit un flot de souvenirs submerger sa mémoire. Il se revit juste après avoir remarqué Diane pour la première fois, lors d’un concert, quand un ami commun lui avait promis de lui donner son adresse : six jours d’attente obsessionnelle. Lorsque, ayant essayé pendant des mois d’avoir un enfant, ils avaient attendu la réponse pour savoir si la nouvelle grossesse était viable : onze nuits blanches. Et au temps où sa mère avait espéré une rémission de son cancer, lui s’efforçant de paraître serein, se cachant pour pleurer en attendant le verdict. Les exemples se comptaient par dizaines. Ces attentes n’avaient pas toutes débouché sur des catastrophes, bien au contraire. Il avait fini par aller sonner chez Diane sous le prétexte ridicule de lui rendre une écharpe qu’il savait parfaitement ne pas lui appartenir. Et Sarah était bien née. À chaque fois, il aurait donné n’importe quoi pour que les aiguilles de sa montre tournent plus vite, pour que les jours défilent comme des secondes.
Blake releva les yeux vers Manon et murmura d’une voix étranglée :
— À votre place, j’essaierais de lui écrire.
— C’est bien joli, mais pour lui dire quoi ?
Andrew se frictionna la tempe :
— N’y mettez aucune colère, aucun reproche. Si vous voulez, je vous aiderai.
En une fraction de seconde, le visage de la jeune femme changea d’expression. Son regard était tout à coup empli d’espoir et de reconnaissance. Blake se défendit :
— Je ne vous garantis pas le résultat, mais ça vaut la peine d’essayer.
Manon sauta au cou du majordome et l’embrassa sur la joue.
— Vous êtes un amour. Je vais chercher de quoi écrire.
Blake commença à dicter, pensant que les premiers mots ne poseraient aucun problème :
— « Cher Justin »…
— Moi, j’aurais plutôt mis « Mon Justin ».
— Les filles aiment bien s’approprier leurs hommes, mais ce n’est pas ce que nous apprécions le plus, surtout au début, croyez-moi.
— Va pour « Cher Justin ».
Andrew reprit d’une voix réfléchie :
— « Voilà dix jours que nous ne nous sommes pas vus. Tu me manques. Ma vie n’est pas la même sans toi. Je comprends que tu aies besoin de prendre du recul après la nouvelle de ma grossesse. Je pensais sincèrement te faire une bonne surprise, mais je me rends compte que ça n’a pas été le cas. Cet enfant, je n’ai pas fait exprès de l’avoir mais il est là, de toi, et j’en suis heureux… »
— Vous voulez dire « heureuse »…
— Bien sûr, heureuse. « Il est arrivé plus vite que prévu, mais j’espérais qu’un jour nous aurions des enfants ensemble. Je ne veux pas prendre ta vie en otage. Je souhaite seulement la partager. »
Andrew marqua une pause. Manon prenait en note aussi vite qu’elle le pouvait. Il poursuivit :
— « Je n’ai pas peur de la solitude, j’ai peur d’être privée de toi. Je ne cherche pas à être en couple à tout prix, je veux vivre à tes côtés. Chaque soir, je veux te retrouver. Je sais que ma vie sera plus belle ainsi. Quand nous serons séparés, je veux t’attendre en sachant que tu viendras. Tu es une évidence pour moi et j’ai cru que j’en étais aussi une pour toi. Il faut me dire si je me suis trompée, il faut me dire si j’ai été seule à espérer. J’ai connu d’autres personnes mais aucune n’a provoqué cet effet-là en moi. Jamais je n’avais ressenti cela. J’aime ce que tu es. Je te vois, je t’observe. À tes côtés, je crois pouvoir être meilleure que je ne le suis. Je crois pouvoir faire mieux, pour nous, toujours. Il te faut sans doute du temps pour savoir si je te corresponds vraiment et si tu as envie de t’engager. Même si c’est douloureux, je suis prête à attendre. Donne-moi ta réponse dès que tu le pourras. J’espère que tu reviendras. Je t’aime… »
Manon acheva de transcrire avec un sentiment étrange. Chacun de ces mots correspondait parfaitement à ses sentiments. Cependant, le fait de les entendre de la bouche d’un homme qui aurait pu être son grand-père la perturbait. Elle regarda Blake attentivement, mais rien ne se lisait sur son visage.
— C’est très beau, dit-elle. Jamais je n’aurais pu écrire ainsi, bien que ce soit exactement ce que je ressens vis-à-vis de Justin. Comment faites-vous ?
— Il y a bien longtemps, au tout début de notre histoire, Diane a rompu. Je ne sais même plus pourquoi. Je me souviens seulement à quel point j’étais anéanti. J’ai vécu un cauchemar. Je savais qu’elle était la femme de ma vie. J’avais la certitude que si je la perdais, je ne trouverais jamais le bonheur avec personne d’autre. Comme vous, j’ai attendu. J’avais oublié à quel point. Comme vous, je me suis caché pour l’épier partout où je savais qu’elle irait. Comme vous, je ne comprenais pas comment elle pouvait encore vivre alors que j’étais si malheureux. La lettre que vous allez envoyer à Justin est celle que j’aurais dû lui écrire si j’en avais été capable…
— Vous en êtes capable puisque vous me l’avez dictée.
— Quarante ans trop tard, Manon. À l’époque, je ne savais pas dire les choses simplement, sincèrement. Il faut du temps pour l’apprendre. Quand on est jeune, on a peur de ce qui commence. On ne sait pas. Quand on est vieux, on a peur de ce qui risque de finir. On sait bien assez de choses mais on n’a plus l’occasion de s’en servir. Alors si mon expérience peut vous être utile, ma souffrance de l’époque n’aura pas été complètement vaine. Cette idée me plaît.
Manon contempla sa feuille griffonnée.
— Je recopie tout au propre et je lui dépose en redescendant en ville.
— Non, Manon. Vous devez lui envoyer par la poste. Il ne doit même pas savoir que vous vous êtes approchée de son domicile. Les hommes détestent les intrusions dans leur territoire…
28
Sous un ciel menaçant, Magnier arriva en courant au portail principal, un tournevis à la main.
— Faites que ça marche du premier coup ! supplia-t-il.
Il ouvrit la grille pour piétons maintenant équipée d’une gâche électrique et se posta devant le visiophone fixé le matin même au mur. Comme un joueur de casino superstitieux qui va lancer les dés, il se frotta les pouces sur le bout des autres doigts avant d’enfoncer le bouton d’appel.
À la première sonnerie, Blake, qui attendait devant le récepteur installé dans le hall du manoir, répondit. Sur le minuscule écran noir et blanc s’afficha le visage de Magnier. La caméra basse définition et l’optique grand angle lui faisaient une tête de batracien, sphérique avec des yeux énormes et une bouche minuscule. Blake n’aurait pas été surpris de voir des bulles sortir de ses lèvres.
— Tu m’entends ? demanda le régisseur.