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— D’abord, on dit bonjour, sinon je n’ouvre pas. D’ailleurs, étant donné l’heure, bonsoir serait plus approprié…

— Très drôle. Maintenant, teste l’ouverture électrique avant que je me prenne la sauce.

— Chez vous, tout est toujours affaire de cuisine…

La voix déformée de Philippe arrivait avec un décalage par rapport à l’image. L’effet surréaliste fascinait Blake.

— Andrew, qu’est-ce que tu attends ? S’il te plaît, ouvre !

Blake appuya sur le bouton d’ouverture. Un bruit sec lui revint par l’interphone.

— Ça marche ! triompha Magnier.

Face à l’œil de la caméra, alors que les premières gouttes tombaient, Magnier changea radicalement de ton pour déclarer :

— Je suis une ordure parce que j’ai profité du gamin.

Blake fut surpris par l’incongruité du propos. Même avec une image difforme, il pouvait constater que Magnier n’en menait pas large.

— Pourquoi me dis-tu ça maintenant ? C’est un interphone, pas un confessionnal.

— Parce que j’ai trop honte pour t’en parler en face.

— Je n’ai pas à juger. C’est une affaire entre l’enfant et toi. Si tu regrettes, c’est à lui qu’il faut le dire.

— Tu as parlé d’une idée pour arranger les choses…

— Effectivement, j’en ai peut-être une.

— Alors je veux bien qu’on s’y mette vite parce que je me sens vraiment mal.

— Quand Yanis doit-il revenir ?

— Ce soir, répondit Philippe en clignant des yeux sous la pluie.

— Tu te sens prêt à lui parler ?

— Ça serait plus facile si tu m’aidais… Je ne sais même pas quelle est ton idée.

Blake marqua un temps et répondit :

— Je descendrai après le dîner. On en discutera.

Le visage de Magnier eut un large sourire que la caméra déforma, lui donnant l’allure d’une créature de science-fiction tombée de l’espace, armée d’un tournevis pour envahir la Terre.

— Vous êtes encore en train de vous amuser, commenta Odile, arrivée dans le hall à l’improviste.

Blake se défendit :

— Pas du tout. Nous essayons le nouvel interphone de l’entrée.

— J’entends bien, ça n’arrête pas de sonner. Mais pour ça, vous n’êtes pas obligés de vous parler des heures en vous donnant de mystérieux rendez-vous…

Andrew fut incapable de répliquer. Odile, tout sourire, quitta la pièce. Le majordome avait beau avoir son âge, il faisait exactement la tête d’un élève de CM2 pris en flagrant délit…

29

— On peut allumer la télé ?

— Pas maintenant, Yanis. Philippe et moi souhaitons d’abord te parler de choses importantes.

— Je vous préviens, je ne ferai pas plus de courses ! Vous pouvez tout balancer à ma mère, je m’en fiche. Pas question de bosser plus. Vous êtes des esclavageurs.

— On dit « esclavagistes », précisa Andrew d’une voix calme.

— Vous me reprenez parce que je suis immigré, c’est ça ?

— Tu es né en France, mon garçon. De nous deux, l’immigré, c’est moi.

L’enfant n’avait pas touché à son assiette. Sous la table, il glissait des petits morceaux de pain à Youpla en s’imaginant que personne ne l’avait remarqué. Comme convenu, Philippe restait en retrait. Blake reprit :

— Nous voudrions te proposer un marché.

— Tant pis pour vous. Vous n’avez pas une chance. Je suis trop fort à la négo.

— Est-ce que tu aimes venir ici ?

Un peu décontenancé, le gamin jeta un coup d’œil furtif aux deux hommes qui le fixaient.

— C’est pas mal, ça me change, et puis il y a Youpla…

— Est-ce que ça te dirait de venir plus souvent ?

— Pour quoi faire ? Vous êtes pas des zoophiles au moins ? Parce que sinon, mon frère va venir avec ses potes et il va vous défoncer.

— Tu voulais sans doute dire « pédophiles », mais non, rassure-toi. L’idée serait plutôt de t’apprendre à lire et à compter.

— Je sais compter !

— Vraiment ?

— Assez pour faire vos courses et me débrouiller.

— Et lire ?

— À quoi ça sert ? La télé parle… De toute façon, je m’en sors.

— Quel âge as-tu, Yanis ?

— Presque dix-sept.

— Je vois. Et figure-toi que je te crois. Nous avons tous un âge dans lequel nous nous sentons bien parce qu’il correspond à la façon dont nous nous percevons. Les jeunes se voient plus vieux, et les vieux se voient plus jeunes… Moi, tu vois, j’ai trente-cinq ans.

— C’est du gros mytho ! Vous avez au moins le triple !

Blake sourit.

— Tu as raison. Un jour, si tu es sage, je te raconterai ma première chasse au dinosaure à l’époque où je vivais tout nu dans une grotte. Mais revenons-en à toi. Quel est ton âge, Yanis ? Le vrai.

L’enfant se tordit les doigts.

— Quatorze. Presque quinze. Dans huit mois.

— En quelle classe es-tu ?

— Cinquième. J’ai redoublé parce que j’ai été malade…

— Ce n’est pas grave. Pour le moment, si j’ai bien compris, ta mère te nourrit et te loge. Mais as-tu réfléchi à ta vie lorsqu’elle ne sera plus là ? Que deviendras-tu quand il faudra que tu te prennes en charge ?

— J’ai des tas de copains… et puis j’en suis pas là. J’ai toute la vie devant moi. Forcément, vous ne pouvez pas comprendre…

Remis en cause, l’enfant était prêt à pousser jusqu’à l’insolence pour s’en sortir. Philippe s’apprêtait à le sermonner, mais Andrew lui intima le silence d’un geste de la main.

— Tu vas être étonné, Yanis, reprit-il, mais les deux fossiles que tu as devant toi ont aussi été des petits garçons. À ton âge, on faisait des bêtises, pareil. Nos mères nous grondaient. On n’aimait pas les légumes. On cachait nos larmes quand on s’était pris une raclée, on faisait les fiers. On avait aussi des rêves et beaucoup d’illusions. Exactement comme toi. Et laisse-moi te confier un secret qui peut te faire gagner beaucoup de temps : les rêves te font avancer et grandissent avec toi. Ils t’élèvent. Par contre, tu dois perdre tes illusions au plus vite. Les illusions t’empêchent de voir la vie telle qu’elle est et conduisent immanquablement à l’échec. Quand tu dis que tu as des tas de copains et que tu as la vie devant toi, crois-moi, c’est une illusion.

Yanis considéra ses deux interlocuteurs avec perplexité. Andrew ajouta :

— Lorsque j’avais ton âge, je dois bien avouer que je n’avais ni ton énergie, ni ta repartie. Je crois que je n’aurais même pas pu traverser les bois une fois la nuit tombée comme tu le fais. Je me serais sauvé en hurlant au premier craquement de brindille. Ou pire, je me serais évanoui au premier cri de chouette !

— Vous aviez peur du noir ?

— Pas toi ?

— Petit, j’aimais pas trop ça, mais quand mon père vivait encore avec nous, des fois, il en avait tellement marre de nous entendre faire du bruit en jouant qu’il nous envoyait dans l’escalier de l’immeuble pour attendre ma mère. Elle rentrait super tard, on y restait des heures. À chaque fin de minuterie, on se retrouvait dans le noir, avec parfois des gens qui surgissaient — les fantômes comme on les appelait. Alors on a appris à s’y faire.

— Tu parles du temps où tu étais petit au passé. Ça remonte à quand, selon toi ?

— Je sais pas mais ça fait un bail. Et pour ce qui est des rêves, quand on voit le monde autour de nous, ils vivent moins vieux que mes potes dans les jeux vidéo…

— Si tu avais beaucoup d’argent, Yanis, sais-tu ce que tu en ferais ?

— Beaucoup d’argent ?

— Autant que tu veux.