— Ne vous formalisez pas. Elle sait ce que vous pensez des gens qui gèrent ses placements. Elle a préféré me faire part de leur venue plutôt qu’à vous. D’autant que d’après ce que j’ai compris, il y a urgence.
— Je pourrais lui être utile sur ce point.
— Elle n’en est pas convaincue, et c’est elle la patronne.
Blake avait bien remarqué que Madame ne lui confiait aucun courrier ayant rapport à l’argent. Dès cet instant, il se promit d’en apprendre plus sur l’état des finances de Madame et sur ses « gestionnaires », quitte à aller chercher les informations lui-même…
Il changea de sujet :
— Odile, j’aurais souhaité vous demander une faveur : pourrions-nous inviter Manon à déjeuner avec nous demain midi ?
La cuisinière jaugea le majordome, perplexe. Blake insista :
— Son moral n’est pas au mieux en ce moment.
— Ce n’est pas le mercredi qu’elle voit son petit ami ?
— Pas ces derniers temps.
— Vous croyez qu’un repas avec nous va suffire à lui redonner le sourire ?
— Votre cuisine fait des merveilles.
— Elle a des soucis ? Elle s’est confiée à vous ?
— Vous savez, ce n’est rien de très sérieux…
— Apprenez, monsieur Blake, que pour nous autres femmes, les histoires de cœur sont toujours très sérieuses. Et je constate que c’est à vous qu’elle en a parlé.
— Je pense que vous l’impressionnez.
— Moi ? Je me demande bien pourquoi. Manon est une fille très correcte mais elle n’a jamais cherché à se rapprocher. Elle vient, elle fait son travail, pas plus pas moins, et elle repart. On n’a pas d’autres relations que celles du service. Pourtant, je l’aurais bien écoutée.
— Sa vie n’est pas ici.
— Une fois, alors qu’elle venait d’être engagée, elle m’a fait part de son envie de devenir institutrice. C’est sûr que ça n’a pas grand-chose à voir avec un emploi de femme de ménage.
— Le destin ne nous emmène pas toujours là où l’on s’y attend. Vous et moi en sommes de bons exemples. Acceptez-vous qu’elle se joigne à nous ?
Odile caressa le chat dont la petite langue plongeait dans le lait avec une parfaite régularité.
— Je sais ce que je vais lui préparer…
31
Le vent s’était levé. Emportées par les rafales qui sifflaient dans les branches, les feuilles mortes s’envolaient par-delà les cimes pour retomber en tourbillonnant. Blake et Magnier s’enfonçaient dans le parc.
— On ne trouvera peut-être plus beaucoup de girolles, déclara Philippe, mais pour les cèpes, on a de bonnes chances.
Le régisseur ouvrait la marche, un panier en grillage dans une main et un bâton dans l’autre. Il reprit :
— Tu sais drôlement bien y faire avec les enfants. Parce qu’il n’est pas facile, le petit. Farouche et toujours prêt à sortir les griffes. Comment as-tu fait pour l’as de pique ?
— Je ne comprends pas.
— J’ai bien vu. Tu savais que tu allais le tirer. Comment t’es-tu arrangé ? Tu l’avais dans la manche ? Tu sais manipuler les cartes ?
— La chance.
— Andrew, sérieusement ! Tu peux bien me confier le truc. Promis, je ne dirai rien au gamin.
— La seule chose qui compte, c’est que l’on puisse le remettre à niveau à l’école.
— C’est une idée généreuse, mais je le connais, c’est un roublard. Il va tout faire pour éviter de se fatiguer.
— Comme tous les enfants. À nous de ne pas lui laisser le choix. Nous sommes des roublards nous aussi, pas vrai ?
Magnier eut un sourire.
— En parlant d’enfants, tu as une fille, c’est ça ?
— Sarah. Mais je n’ai jamais eu à la forcer pour apprendre. Elle avait l’exemple de sa mère.
— Jamais besoin de l’aider pour ses devoirs ?
— Une fois ou deux, en physique, elle m’a demandé quand elle était à l’université.
— Je te demande ça parce que moi, je ne sais pas comment je vais m’y prendre avec Yanis.
— Tu préfères compter ou lire ?
— Je ne calcule que ma paye ou mes dosages de traitements pour les plantes. Quant à la lecture, à part un magazine de temps en temps… Enfant, j’aimais bien bouquiner, mais surtout parce que je m’ennuyais beaucoup en vacances et que c’était le seul moyen de m’évader un peu.
— Tu pourrais t’occuper de la lecture, je me chargerais des mathématiques…
— D’accord, mais ça ne m’explique pas comment procéder.
— Lis-lui des histoires, uniquement celles que tu aimes. Qu’est-ce que tu préférais quand tu étais en vacances ? Quelles histoires te faisaient voyager le plus loin ? Quels livres te donnaient envie de les dévorer en cachette le soir ? Souviens-toi de ça. Lis-lui tes histoires préférées à haute voix. Quelques pages à chaque visite. Donne-lui envie de découvrir la suite, comme si c’était un feuilleton. Il s’y mettra.
— C’est pas comme ça que j’ai appris à l’école…
— L’école, c’est autre chose. Ils gèrent trop d’enfants en même temps. Alors ils automatisent, ils ramènent à des principes quasi industriels, mais le meilleur moyen d’apprendre, c’est la contagion du bonheur que procure la lecture. On ne va pas lui expliquer ce qu’il y a dans les livres, tu vas lui faire découvrir tout ce qu’il peut y trouver.
— Tu réfléchis autant sur tout ? Tu devais être à l’aise à l’école…
— Je n’étais pourtant pas un bon client, crois-moi ! Ce que je préférais, c’était être avec mes copains. Les retrouver était mon unique motivation. On rigolait beaucoup — pour le plus grand malheur des enseignants. On n’était pas malins mais qu’est-ce qu’on pouvait être d’autre, à cet âge-là ? Au moins, on était ensemble.
— Tu n’aimes pas la solitude ?
— Ma femme disait que seul ce qui se partage a de la valeur. Je crois qu’elle avait raison.
— Alors tu dois me trouver stupide de vivre comme un rat dans ma petite bicoque ?
— Parfois, on n’a pas le choix. J’ai bien débarqué tout seul au milieu de vous tous… Chacun est seul à un moment ou à un autre. Le tout, c’est de retrouver le chemin vers les autres, si c’est possible…
Magnier crut percevoir de la tristesse dans la voix d’Andrew. Le régisseur aurait bien voulu dire au majordome qu’il n’était pas seul parce qu’ils étaient en train de devenir amis. Il aurait bien aimé lui poser une main sur l’épaule pour le rassurer, comme le font les copains dans les cours d’école. Mais il n’osa pas.
Blake remonta son col. Magnier lui désigna le tapis de feuilles mortes.
— On ferait mieux de commencer à regarder de près, déclara-t-il en fouillant avec son bâton. Les girolles se repèrent plus facilement à cause de leur couleur dorée, mais pour les cèpes, il faut ouvrir l’œil. Et s’il te plaît, ne mets rien dans le panier avant de m’avoir montré. Si on place un seul mauvais au milieu des bons, il les contamine tous. Le champignon ne pardonne pas l’erreur.
Blake trouva la phrase excessivement dramatique pour le sujet. « Le champignon ne pardonne pas l’erreur. » Normalement le chapitre suivant s’intitulait : « La terrible revanche du champignon ». Il débarque avec son petit chapeau tout rond pour accomplir son impitoyable vengeance, car comme chacun le sait désormais, il ne pardonne jamais. Blake songea que les champignons anglais étaient sans doute aussi rancuniers que les français. C’est alors qu’au loin, au pied d’arbres particulièrement majestueux, il remarqua une sorte d’enclos entouré d’un muret surmonté d’une grille à pointes.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. La limite du domaine ?