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— Non, c’est le cimetière.

À l’abri d’un grand chêne sans doute plusieurs fois centenaire, se trouvaient quatre pierres tombales perdues au milieu des bois. L’espace clôturé laissait encore assez de place pour trois autres emplacements. Magnier posa son panier et son bâton puis poussa le portillon. D’un pas soudain solennel, il se dirigea vers une sépulture de granit brut. Blake le suivit.

— C’est ici que repose M. François, expliqua-t-il à voix basse.

D’un revers de main appliqué, Philippe ôta soigneusement les feuilles tombées sur la dalle. Ses gestes étaient empreints de respect. Une fois son nettoyage accompli, Magnier se posta devant la tombe, les mains croisées. Il se tenait bien droit. Blake ne le quittait pas des yeux. Le régisseur fixait l’inscription sur la pierre. Ses lèvres remuaient très légèrement, mais le rythme des paroles n’était pas celui d’une prière. Peut-être Philippe s’adressait-il à M. Beauvillier ? Étrange spectacle que cet homme debout, en pleine nature, murmurant à peine. Le décalage entre le lieu et son attitude était saisissant. Lui seul semblait savoir qui se cachait sous l’imposant bloc froid. Contrairement aux grands cimetières ou aux églises qui réussissent toujours à vous éloigner du monde, ce minuscule enclos ne parvenait pas à prendre l’ascendant sur son environnement. La mort n’arrête pas le vent, aucune grille ne retient les feuilles, la peine et les souvenirs n’interrompent pas le cours de la vie.

Blake laissa Philippe à son recueillement et quitta le petit cimetière. Entre les barreaux de la grille, il étudia les autres tombes. Famille Beauvillier, famille Delancourt. La troisième ne portait aucune inscription.

Après un moment, le régisseur se signa en se trompant de sens et ressortit à son tour. À peine la grille franchie, il déclara d’une voix qui avait retrouvé son volume habituel :

— Tu te rends compte, je suis le seul à venir ici.

Magnier parlait de nouveau d’une voix sonore, alors qu’il n’était qu’à quelques pas de l’endroit où il se sentait obligé de chuchoter. Il avait simplement franchi la grille. Comme il avait souvent eu l’occasion de le faire, Blake constata que tout n’était décidément que codes et symboles.

— Madame n’y vient jamais ?

— Les premières années, de temps en temps. Puis seulement à la Toussaint. Mais depuis quatre ans, elle n’y a pas mis les pieds. Elle ne s’inquiète même pas de savoir si j’entretiens la parcelle. Je n’arrive pas à la comprendre, ils étaient si proches.

— Les Delancourt sont les parents de Madame ?

Magnier hocha la tête.

— M. François avait tenu à les faire transférer ici. Il voulait réunir la famille.

— Pourquoi l’une des pierres ne porte-t-elle aucune inscription ?

— Je l’ignore. Je ne sais même pas si quelqu’un y est enterré. Elle était là lorsque je suis arrivé. M. François n’y a jamais fait allusion et je ne me suis pas permis de poser de questions.

— Vous étiez proches ?

— M. Beauvillier et moi ? Je crois, oui. Nous n’étions pas du même monde et je n’ai jamais eu la prétention de me prendre pour son ami, mais nous partagions de bons moments. Je pense qu’au quotidien, j’étais pour lui ce qui s’approche le plus d’un camarade.

— C’est un joli mot. Nous vous l’avons d’ailleurs emprunté en anglais. Comrade. M. François doit te manquer.

— Avant de le connaître, j’étais un peu perdu. D’ailleurs, depuis qu’il est parti aussi…

— Et le fils, Hugo ?

— Voilà des années qu’il n’est pas venu au domaine. La dernière fois que je l’ai vu, c’était aux obsèques de Monsieur. Maintenant que j’y pense, je crois qu’il est reparti le soir même, sans passer la nuit ici. C’est étrange, je suis incapable de me souvenir. Il faut dire que j’étais dans un tel état…

Philippe pointa soudain son bâton vers la base d’un châtaignier.

— Tu le vois, celui-là ? Le premier de la saison ! Je te le laisse. Il fera très bien dans une omelette.

32

— Merci, monsieur Blake. Nous n’aurons plus besoin de vous.

Ces mots marquèrent le coup d’envoi d’un compte à rebours secret dont Andrew avait l’intention d’exploiter chaque seconde. En s’inclinant respectueusement, il recula, laissant Madame avec ses deux conseillers financiers au sourire tellement identique qu’il en devenait effrayant. Quittant le petit salon, il prit soin de bien refermer les portes derrière lui.

Étant donné la quantité de brochures que le duo avait apportées en plus de leur ordinateur portable, le majordome estima qu’il disposait d’un minimum de quinze minutes avant de courir le moindre risque. Il vérifia l’heure et monta les escaliers en prenant garde d’éviter la huitième marche, qui grinçait. Arrivé au palier du premier, il tendit l’oreille vers les étages supérieurs. Odile était au troisième, dans sa chambre, sans doute occupée à lire un de ses romans à l’eau de rose.

Assuré d’avoir le champ libre, Blake se dirigea vers les appartements de Madame. Il pénétra dans l’antichambre et s’attaqua au bureau. Le tiroir dans lequel Madame rangeait les courriers qu’elle ne lui montrait jamais n’était pas fermé à clef. Blake saisit les quelques feuilles : des relances de la banque mélangées à des lettres à en-tête d’un promoteur immobilier. Il trouva également des relevés de comptes et un rapport de gestion comportant un état patrimonial. Ce document attira immédiatement son attention. Ce récapitulatif donnait toute la mesure de la situation qu’affrontait Mme Beauvillier. Rien que sur le dernier semestre, les sommes placées avaient perdu plus de 15 % de leur valeur. En recroisant les documents, Blake s’aperçut que les plus anciens ne dataient que de quelques semaines. Où étaient les autres ?

Il ajusta ses lunettes et, sur la pointe des pieds, inspecta la pièce. Le secrétaire ne contenait que des livres, des catalogues et des agendas des années passées. L’armoire était pleine à craquer de vieilles cassettes vidéo, de DVD et d’une collection de bibelots hétéroclites sans doute rapportés de voyages à l’étranger. Malgré un examen minutieux, l’antichambre ne révéla rien de plus.

Déterminé à obtenir des réponses, Andrew s’introduisit dans la chambre. Les rideaux étaient tirés. Il se figea : dans la pénombre, il avait cru entrevoir une silhouette. Il resta un instant tétanisé avant d’allumer la lumière. Accrochée à un paravent, une chemise de nuit attendait, suspendue sur un cintre.

Blake était conscient de braver un interdit en pénétrant dans cette pièce, mais à ses yeux, la nécessité de savoir justifiait son acte. Pour être tout à fait honnête, il ne faisait pas que chercher l’endroit où Madame rangeait ses papiers officiels. En s’immisçant dans ce lieu intime, il comptait aussi en apprendre davantage sur elle, et cet aspect l’intéressait beaucoup.

Face au lit fait, sur une belle commode ancienne, trônait une télévision à écran plat presque aussi large que le meuble. À gauche du lit, sur l’unique table de nuit, près d’un radio-réveil aux chiffres bleus lumineux, Madame avait placé le vase contenant le bouquet rapporté de la roseraie. Cette mise en valeur lui parut assez paradoxale étant donné le peu de cas qu’elle en avait fait lorsqu’il le lui avait offert de la part de Philippe.

En fait de meubles susceptibles de receler des documents, la pièce ne contenait que la commode, une armoire, une bibliothèque murale et un placard encastré dans le mur. Blake commença la fouille par la commode, mais en tombant sur les dessous de Madame, il choisit de ne pas s’attarder. Le dernier tiroir contenait des lettres classées par taille et des dessins d’enfant. L’armoire était remplie de piles de vêtements étrangement répartis non pas par type, mais par couleur. La bibliothèque était pleine à ras bord d’une alternance de volumes reliés de belle facture voisinant avec des ouvrages plus récents sans grand intérêt. Le placard encastré contenait des robes et des tailleurs suspendus, et quelques boîtes de chaussures.