En voyant un chiffre changer sur le radio-réveil, Andrew prit conscience que le temps filait. Il n’avait toujours rien trouvé de significatif. Quelque chose clochait dans cette histoire de papiers. Blake rassembla ses idées. Madame devait forcément garder ses documents dans ses appartements. Il connaissait désormais assez bien la demeure pour savoir qu’il n’existait nul endroit où des archives étaient entreposées, à part peut-être la cave où personne ne mettait jamais les pieds. Il se trouvait dans l’unique pièce où Madame passait du temps, la seule où Manon n’avait pas le droit de faire le ménage. Peut-être ces documents étaient-ils tout simplement rangés dans les boîtes à chaussures aperçues dans le bas du placard encastré ? Il l’ouvrit à nouveau et s’agenouilla pour soulever les couvercles. La première boîte contenait deux paires d’escarpins. Celle d’à côté, des bottines. Il soupesa les autres, mais elles étaient trop légères pour contenir des papiers. En remettant les boîtes en place, Andrew eut soudain l’impression que le fond du placard avait bougé. Il passa la main entre les vêtements pour aller sonder la paroi. Lorsque ses doigts rencontrèrent le bois, il appuya et, à sa grande surprise, le panneau pivota comme une porte. Les mains de Blake se mirent à trembler. Son cœur battait à tout rompre. Il repoussa légèrement le battant. L’ouverture donnait sur un espace noir comme la nuit, bien plus vaste qu’un compartiment secret.
C’est alors qu’il entendit la cloche d’appel tinter à toute volée. Il se releva tellement vite qu’il se cogna violemment contre l’étagère haute. Il se dépêcha de remettre les cintres et les boîtes en ordre et sortit de la pièce aussi vite qu’il le pouvait.
33
Un cri épouvantable déchira le calme du manoir. Le hurlement horrifié résonna jusque dans chaque recoin de chaque étage, avant de se muer en plainte. Andrew faillit en lâcher la burette avec laquelle il graissait la serrure de l’entrée principale. Il se précipita, convaincu qu’il était arrivé quelque chose d’effroyable à Madame, mais au moment où il allait s’élancer dans l’escalier, des gémissements épouvantés lui parvinrent de l’office. Il y découvrit Odile, effondrée sur la table de la cuisine, le visage caché entre ses bras, geignant comme une mourante.
— Odile, que vous arrive-t-il ?
La cuisinière resta immobile, repliée sur elle-même.
— Ça ne va pas ? Odile, parlez-moi ! J’appelle les pompiers.
— C’est inutile, marmonna-t-elle. Il est trop tard. C’est atroce…
À première vue, Odile ne semblait pas blessée. Peut-être était-ce Madame ? Elle avait pu tomber, ou même pire… Odile tendit un bras vers la porte du jardin ouverte.
— Elle est là ! Je vous en supplie, mettez quelque chose sur le corps…
Andrew bondit dehors. Rien. Il courut jusqu’au potager. Aucune trace de cadavre là non plus. Il revint dans la cuisine.
— Où est le corps ? Odile, je vous en prie, relevez-vous et dites-moi !
Blake la prit dans ses bras pour la calmer. Elle se laissa faire et posa la tête au creux de son épaule, tremblante comme une feuille.
— Le corps est là, au pied des marches…
— Mais je n’ai rien vu !
Blake assit doucement sa collègue sur une chaise et retourna sur le seuil. C’est à cet instant qu’il découvrit la victime : une petite souris décapitée.
— Odile, c’est pour ça que vous avez poussé ce hurlement ?
— Je déteste les souris, frissonna-t-elle. Je ne supporte pas de les voir. Mortes, elles me font encore plus peur.
Blake soupira :
— Certainement un coup de Méphisto.
— Je sais, fit la cuisinière, se reprenant lentement. Il fait ça régulièrement. Je ne comprends pas, il ne meurt pourtant pas de faim. Vous avez même dit qu’il mangeait trop…
— Ça n’a rien à voir, les chats font cela comme une offrande.
Blake observa le rongeur assassiné.
— La tête n’est plus là. J’espère que son fantôme ne va pas revenir vous hanter.
— Comment pouvez-vous plaisanter avec ça ?
— Rire est encore le meilleur moyen de ne plus avoir peur.
— J’aimerais bien vous y voir. J’allais chercher du laurier quand je suis tombée là-dessus. Sale bête !
— Ne lui en veuillez pas. Méphisto n’obéit qu’à son instinct. C’est sa façon à lui de vous dire qu’il vous aime.
Blake avait beaucoup de mal à garder son sérieux.
— Plus tard, dans des milliers d’années, quand son espèce aura évolué, il vous fera des bouquets avec ses petites pattes, un dessin, ou même il vous dira un poème dans la langue des chats, mais pour le moment, il vous rapporte une souris crevée décapitée.
Cette seule évocation suffit à raviver la frayeur d’Odile. Andrew la prit à nouveau dans ses bras.
— Pardon, je ne voulais pas.
— C’est monstrueux, hoqueta-t-elle, quelle barbarie !
— Je vais la recouvrir d’un petit mouchoir blanc et si vous avez du ruban jaune, je peux écrire crime scene dessus et en mettre tout autour pour délimiter un périmètre.
— Vous vous moquez de moi. Vous êtes méchant.
— Défoulez-vous donc sur moi. Méphisto ne comprendrait pas. Quant à la mangeuse de gruyère, elle a eu son compte…
Mme Beauvillier apparut à la porte de l’office et découvrit Odile dans les bras de Blake.
— Qui a poussé ce cri sinistre ? demanda-t-elle, inquiète.
En entendant la voix de sa patronne, la cuisinière se dégagea brutalement de l’étreinte de Blake.
— C’est moi, madame. Je suis désolée.
— Vous ne vous êtes pas fait mal au moins ?
— Non, madame, c’est la…
Même prononcer le nom de l’animal semblait au-dessus de ses forces. Andrew intervint :
— Odile a vu une… comment vous dire ? Mon premier se dit d’un homme ivre et mon second constitue l’alimentation de base des Chinois.
Mme Beauvillier fit un effort pour réfléchir et finit par sourire en disant :
— Mon tout vit dans des trous dont on voit parfois dépasser sa petite frimousse…
— En l’occurrence, comme elle n’en a plus, ce que l’on verrait serait plutôt sanguinolent…, précisa Andrew.
Le majordome et Madame s’aperçurent qu’Odile les regardait avec sévérité.
— Vous devriez avoir honte, fit-elle.
Sans un mot de plus, Madame remonta dans sa chambre. Blake tempéra :
— Détendez-vous, Odile, je vais nettoyer.
Il prit la pelle à poussière sous l’évier et sortit ramasser la pauvre bête. Il jeta un œil alentour pour voir s’il ne trouvait pas la partie manquante.
— Vous savez, Odile, vous ne pouvez pas reprocher à Méphisto d’avoir fait ce que vous-même avez fait à vos monarques. Si ça se trouve, cette adorable bestiole était un tyran inflexible qui opprimait le peuple des chats. Vous l’imaginez, la mignonne, sur son trône, avec sa petite couronne, exigeant toujours plus de fromage, plus de pain, alors que, hors de son palais, des chats crient famine. Méphisto a fait sa révolution !
— Vous n’avez donc jamais pitié.
— Si. La preuve, j’ai effacé toutes les traces de son forfait. Plus aucune demi-souris à l’horizon. Vous pouvez sortir et ouvrir les yeux.
C’est alors que Méphisto apparut à l’angle du potager. En trottinant, l’air tout à fait innocent, il longea la barrière en direction de la cuisine.