Выбрать главу

Il se tenait devant elle sans rien dire, une grande enveloppe à la main.

— Du courrier à poster ?

— Non. Mais puisque vous êtes là, il faut que je vous parle.

Il se frotta un œil de son poing fermé. Il lui arrivait régulièrement de se frictionner les yeux comme un gamin qui a sommeil, avec le dos de la main bien rond, le coude relevé, en plissant fort les paupières. C’était un geste qu’elle avait remarqué dès son arrivée dans l’entreprise. Elle le trouvait touchant. Un vieil homme avec un geste d’enfant. Elle s’était depuis rendu compte qu’il en avait quelques autres, comme faire des cercles avec ses pieds sous la table ou jouer à la catapulte avec ses stylos pendant les réunions où il s’ennuyait — c’est-à-dire toutes. Elle avait appris à le connaître. Sans être familiers, ils étaient proches. Elle savait par cœur ses manies, sa règle toujours posée à droite de son téléphone, son goût de la précision, son intégrité. Ils ne se parlaient pas de leur vie privée mais elle pouvait dire s’il avait le moral ou non. Lui prenait toujours de ses nouvelles, en écoutant vraiment sa réponse. Il ne lui avait jamais rien caché. Il ne fermait la porte de son bureau que lorsqu’il téléphonait à son vieil ami et complice, Richard Ward. Alors elle l’entendait parfois rire. Cela ne lui arrivait pas autrement.

Andrew Blake s’avança.

— Heather, je vais m’absenter quelque temps.

— Un problème de santé ? s’inquiéta-t-elle aussitôt.

— Il peut y avoir d’autres raisons de partir, même pour un vieux.

Il s’installa sur la chaise face au bureau de son assistante.

— Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, mais je vous demande de me faire confiance.

Il posa l’enveloppe devant elle.

— Heather, vous travaillez pour moi depuis trois ans et je vous ai observée. Vous êtes une jeune femme sérieuse, humaine. J’ai confiance en vous. J’ai beaucoup réfléchi avant de prendre ma décision. Cette société représente énormément pour moi.

— Pourquoi me dites-vous cela ? Vous me faites peur. Êtes-vous certain que tout va bien ?

— Heather, vous avez l’âge de ma fille et je sais ce que vous attendez de la vie. Vous vous demandez quelle orientation vous allez lui donner. Vous voulez évoluer. C’est bien normal, vous êtes à l’âge des choix. Je vois bien que votre journal est souvent ouvert à la page des petites annonces… Pour ma part, j’en suis à me demander ce que je vais laisser derrière moi. Alors voilà : puisque je vais disparaître quelque temps, j’ai demandé à mon avocat de préparer des documents qui vous donnent tous les pouvoirs.

La jeune femme blêmit.

— Non, ne faites pas cela, paniqua-t-elle. Je suis certaine que vous pouvez vous en sortir. Vous êtes l’âme de cette société, les gars des ateliers vous adorent. Les docteurs peuvent sûrement vous soigner. Ne perdez pas espoir…

Heather parlait vite, la voix et le regard chargés d’émotion. Touché, Blake eut un sourire, un vrai, qui décontenança la jeune femme. Pour l’interrompre, il posa sa main sur la sienne.

— Tout va bien, Heather. Je vous ai dit que je n’étais pas malade. Les toubibs ne peuvent rien contre ce que j’ai. Je suis seulement atteint d’une bonne soixantaine aiguë, c’est tout. Alors calmez-vous et écoutez-moi. Voilà comment les choses vont se passer : je vais aller prendre l’air un certain temps pour décider de ce que je dois faire des jours qui me restent à vivre. Et vous, pendant cette période, vous vous installerez à ma place.

— J’en suis bien incapable !

— Chaque fois qu’il a fallu prendre une décision, vous m’avez toujours donné votre avis, et nous étions souvent d’accord. Ne changez rien. N’écoutez aucun conseil, ne vous laissez pas embobiner par les crétins qui nous coûtent si cher. N’embauchez personne, sauf si l’usine le réclame. En cas d’urgence, ou si vous avez besoin d’un conseil, téléphonez à Richard Ward, ou à Farrell de l’atelier.

— On ne vous verra pas ?

— Pas avant mon retour.

— Serez-vous joignable par téléphone, ou au moins par e-mail ?

— Je ne sais pas. Je vous appellerai de temps en temps.

— Ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas partir comme ça. On va couler et ce sera ma faute !

— Laissez-vous une chance. Vous risquez même de réussir beaucoup mieux que moi. Dites-vous que je ne confierais pas ma société à quelqu’un en qui je ne crois pas.

Il désigna l’enveloppe.

— Prenez le temps de tout lire. Maître Benderford passera demain dans la matinée pour vous faire signer les documents. Il faudra aussi vous trouver une assistante. J’espère que vous aurez autant de chance que j’en ai eu avec vous. Et maintenant, filez, rentrez chez vous. Demain, vous commencez un autre genre de métier.

— Vous ne serez pas là ?

— Non, Heather. Dès que vous aurez signé ces papiers, vous serez la directrice. Je vous souhaite bonne chance. Je suis certain que tout ira bien. Soyez simplement vous-même.

Il se leva puis contourna le bureau. Il se pencha et, doucement, embrassa la jeune femme sur le front. C’était la première fois qu’il se permettait cela. Il le fit aussi sincèrement que maladroitement. Voilà longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion d’embrasser, même amicalement.

Ils restèrent tous deux immobiles, chacun perdu dans les doutes et les peurs de son âge.

4

Chaque fois qu’Andrew Blake franchissait les portes du Browning, un restaurant de Saint James, il éprouvait la satisfaction rare de se retrouver dans un lieu qui n’avait pas changé depuis sa jeunesse. Les mêmes portes épaisses ajourées de carreaux biseautés, les barres de cuivre astiquées, le salut courtois du maître d’hôtel — Terrence, depuis huit ans déjà —, le tout dans un décor de velours rouge rubis et de boiseries, classique, immuable. C’est là que, deux fois par mois, il déjeunait avec Richard Ward. Cette fois, pourtant, Andrew avait souhaité le voir sans attendre les traditionnels quinze jours.

À l’âge où les hommes multiplient les amis générationnels dans des clubs plus ou moins vains ou farfelus, Andrew s’offrait le luxe d’avoir encore un vrai copain d’école.

Terrence l’accueillit et annonça :

— Monsieur Ward est arrivé. Je vous conduis à votre table.

Le fait était assez rare pour qu’Andrew s’en étonne. Il suivit le maître d’hôtel, qui se faufila entre les clients déjà attablés. Andrew avançait en prenant garde de ne rien accrocher. Il lui sembla que les allées étaient moins larges qu’autrefois. Ou était-ce lui qui avait plus de mal à se diriger ?

Le Browning avait la particularité d’être agencé autour d’une vaste salle centrale bordée de petites alcôves qui permettaient de déjeuner tranquillement sans être coupé de l’ambiance. C’est dans l’une d’elles que son comparse l’attendait.

Les deux hommes se donnèrent l’accolade.

— Alors ? demanda Blake. Cette soirée ?

— Sur la scène, j’ai eu l’impression de faire ton éloge funèbre, et ça m’a fait drôle. Tu aurais quand même pu venir…

— Mon éloge funèbre ? N’y compte pas trop. Si les meilleurs partent les premiers, je risque de rester bon dernier…

— Tu as ta tête des grands jours, commenta Ward, mais je suis content de te voir.

Ils s’installèrent.

— Comment va Melissa ? demanda Blake en ouvrant le menu.

— Elle est à New York avec je ne sais plus quelle amie. Elles écument les galeries en espérant dénicher des œuvres pour décorer une maison de campagne. Tant que ce n’est pas la nôtre… De toute façon, elles ne vont encore rien trouver, sauf des chaussures qu’elles ne mettront pas plus d’une fois. Que me vaut le plaisir de te voir si vite ? La science t’aurait-elle rattrapé ? Tu as enfin eu rendez-vous avec le toubib qui t’a annoncé les mêmes mauvaises nouvelles qu’à nous tous ? Bienvenue au club, camarade !