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— Il est beau. Hier, je l’ai vu qui faisait son tour au troisième. Il me suivait partout.

— Au fait, intervint Blake, demain ou vendredi, Magnier viendra pour changer son interphone et on en profitera pour percer la chatière.

Sans enthousiasme, Odile approuva d’un signe de tête. Elle était contente pour la chatière, mais un peu moins à l’idée de rétablir le lien avec la maison du régisseur. Elle ouvrit la porte du four.

— C’est prêt, donnez-moi vos assiettes.

Blake se leva pour aider à servir. La cuisinière annonça :

— Filet de bar en papillote avec sa compotée de légumes confits.

Manon n’eut aucune réaction lorsque Andrew posa son assiette devant elle. Son regard était perdu dans le vague.

— Odile, c’est superbe, commenta Andrew. Grâce à vos repas, on déguste aussi avec les yeux et le nez.

— Merci.

Pour engager la conversation, Odile demanda à Manon :

— Tu ne serais pas en train de couver quelque chose ? Tu es bien pâle. Il faut se méfier d’octobre. On attrape vite froid. Surtout en faisant du vélo le col grand ouvert.

Manon se tourna vers Blake, le regard implorant.

— Tu devrais lui dire, lui conseilla-t-il.

Sans doute parce que c’était la première fois que Blake la tutoyait, certainement parce qu’elle ne se voyait pas faire semblant d’aller bien pendant tout un repas, Manon laissa les larmes venir.

— Je suis enceinte, souffla-t-elle à Odile.

La cuisinière resta bouche bée. Puis elle se ressaisit et dit :

— Félicitations ! Et ce sont tes nausées qui te mettent dans cet état-là ?

— Non, c’est Justin, le père. Il m’a abandonnée quand il a appris que j’attendais un bébé.

Dans un geste spontané, Odile tendit la main et serra celle de la jeune femme.

— Pauvre petite.

Quelques larmes de Manon tombèrent dans son assiette, dessinant de petits ronds plus clairs dans la sauce du poisson. Odile commenta :

— Quand il s’agit de s’amuser, les hommes répondent toujours présents, mais quand ils doivent prendre leurs responsabilités…

— Je ne crois pas que ce discours soit opportun, fit remarquer Blake.

Odile ramena sa main et répliqua :

— Vous trouvez que la réaction de ce garçon est honnête ?

— Pour le moment, elle est maladroite, voire stupide.

— Voilà qui résume bien les hommes, asséna Odile.

— Manon a besoin d’aide et de soutien. Que son histoire serve de déversoir aux pires clichés sur les hommes n’avance pas à grand-chose.

— Il faudrait sans doute prendre cet abandon avec philosophie.

— Avec pragmatisme, tout au moins. On ne résoudra pas le problème de Manon en la dressant contre Justin.

— C’est bizarre, il se trouve toujours un homme pour en défendre un autre, quel que soit son crime.

— Je ne défends pas Justin. J’essaie de préserver l’avenir de Manon avec ce garçon. J’espère que si Justin déjeune avec quelqu’un, personne ne lui dira qu’il a eu bien raison de se sauver parce que lorsqu’elles sont enceintes, les femmes deviennent hystériques et ingérables.

Pendant la passe d’armes, Manon avait goûté son poisson.

— C’est drôlement bon, fit-elle, presque surprise.

Puis elle les regarda tous les deux et ajouta :

— Je vous aime bien tous les deux. Je ne veux pas que vous vous accrochiez à cause de moi. Cet enfant est mon problème.

— On ne s’accroche pas, réagit Odile. On discute.

— Alors je ne voudrais pas être là quand vous vous affronterez.

Blake demanda :

— Comment t’en sors-tu avec le vélo ? Ça doit commencer à être difficile.

— Pour venir, ça tire un peu. Mais pour repartir, aucun problème, surtout que maintenant, j’ai moins de distance à faire…

La jeune fille se tut brutalement. Blake décela un problème.

— Tu habites toujours chez ta mère ?

Manon serra ses doigts sur sa fourchette et lâcha :

— Elle est tombée sur un courrier de la Sécu.

— Comment a-t-elle réagi ? demanda Andrew.

— Elle m’a demandé d’avorter. J’ai refusé. De toute façon, il est trop tard. Elle était furieuse. Elle dit qu’elle a déjà du mal à joindre les deux bouts et qu’elle n’aura jamais les moyens de nourrir une bouche de plus. Alors je suis partie.

— Où dors-tu ? interrogea Odile.

— Chez une copine instit, mais elle ne va pas pouvoir me garder longtemps.

Odile et Blake échangèrent un regard.

37

Sur la table de Magnier, Blake remarqua aussitôt le livre. La couverture était maladroitement refaite avec du papier épais de couleur crème et le titre avait été écrit à la main au marqueur. Andrew s’empara de l’ouvrage.

— Youpla par Jack London ? s’étonna-t-il.

— Ben oui, je me suis dit que ça parlerait plus au petit que « Croc-Blanc ». Il adore Youpla. Et le fait est qu’il accroche vraiment. J’en suis déjà à la moitié. Maintenant, il voit mon clebs comme un héros.

— Si tu lui racontes la vie de Sissi impératrice, évite de te donner le premier rôle…

— Mais je change rien à l’histoire, je remplace juste le nom de l’animal par Youpla.

— Je ne sais pas ce que Jack London en aurait pensé… Mais après tout, pourquoi pas. Youpla apporte quelque chose de plus festif qui doit produire son petit effet dans les scènes dramatiques. C’est étrange, mais « Youpla sauta à la gorge du loup », ça fait tout de suite moins peur…

— Tu peux toujours te moquer, mais dès le premier chapitre, Yanis a arrêté de râler.

— Je vais avoir plus de mal avec les maths… Je ne me vois pas remplacer « deux » par Pikachu et « multiplié » par Iron Man.

— Dommage, ce serait plus amusant. T’imagines ? Grosminet divisé par Scoubidou et multiplié par la petite souris !

— En parlant de petite souris, ne mentionne même pas l’animal devant Odile, c’est la crise cardiaque assurée et tu te retrouveras banni comme aux pires heures.

— Juste pour un mot ? Mais comment faisait-elle quand elle perdait une dent ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Quand t’étais jeunot, et que tu perdais une dent de lait, chez toi, on ne la mettait pas sous l’oreiller pour que la petite souris la prenne et te laisse une pièce à la place ?

— Chez nous, c’est la fée des dents qui s’occupe de ça.

— C’est pourri.

— Pourquoi une fée ferait-elle moins bien qu’un rongeur ? Nous, on ne tient pas à ce que des vecteurs de maladies infectieuses rampent sous l’oreiller de nos enfants pendant qu’ils dorment.

— Parce que vous y croyez sérieusement, vous, à la petite fée qui volette comme une gourde la nuit pour ramasser les chicots ? Vous en avez déjà vu beaucoup, avec leurs petites ailes et leur sourire niais ? N’oubliez pas de lui laisser la fenêtre de la chambre ouverte, à votre fée des dentiers, sinon vous allez la retrouver éclatée sur le carreau.

— En attendant, ta petite souris a dû laisser des crottes, la peste ou le choléra sous l’oreiller d’Odile, parce qu’elle est en état de choc dès qu’elle en voit une.

Magnier prenait la discussion très au sérieux et Blake ne pouvait pas s’empêcher d’en jouer. Le régisseur n’avait plus aucun recul sur ses propos.

— Parce que bien sûr, vos fées ne font jamais caca…

— Pas sous l’oreiller des enfants, ou alors de ceux qui sont très méchants.