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— Pas vraiment. Je crois que j’ai foncé aux toilettes pour vomir…

La porte de la chambre de Manon s’ouvrit et Odile apparut.

— Ton lit est fait. Il faudra sûrement renforcer l’armoire parce qu’elle n’est pas en bon état, mais tu verras ça avec les hommes. Et maintenant, jeune fille, viens te reposer, cette journée a déjà été bien assez longue pour toi.

Manon déposa le chat, qui serait bien resté enroulé sur lui-même à se faire caresser toute la nuit. Après s’être souhaité bonne nuit, tout le monde gagna sa chambre. Manon ferma sa porte la première. Odile et Blake rentrèrent chacun à une extrémité du couloir. Andrew ne voyait pas bien de loin, mais il distingua clairement Odile qui lui faisait un petit signe avant de refermer. Il répondit et alla vite se coucher pour tout raconter à Jerry et à sa femme.

39

Avant de prendre place dans le fauteuil qu’il venait d’épousseter, Andrew s’interrompit un instant, comme pour demander la permission à celui qui l’avait occupé des années plus tôt. Il s’installa au bureau, dans un décor qu’il aurait pu lui-même choisir si cette demeure avait été la sienne. Il ferma les yeux. Il posa ses mains bien à plat sur le sous-main de cuir. Personne ne s’était assis là depuis la disparition de M. Beauvillier.

S’il avait obtenu la permission de s’installer dans la bibliothèque pour assurer le secrétariat, le majordome n’était pas autorisé à toucher au contenu des tiroirs. Ses dossiers et stylos étaient donc alignés autour du sous-main, sur le grand plateau aux bords marquetés d’une frise plus claire. Andrew respira profondément et prit le temps de contempler la pièce. L’ambiance particulière naissait d’une pénombre ponctuée d’appliques de cuivre qui répandaient leur douce lumière sur des bibliothèques en merisier couvrant la totalité des murs. Chacune alignait beaux livres et objets d’art. Dans cet espace, il n’aurait pas posé le bureau ailleurs. Satisfait, il se leva pour explorer davantage. M. Beauvillier avait accumulé une impressionnante collection d’ouvrages dont les plus anciens étaient conservés dans une vitrine. Andrew ouvrit les portes du meuble et prit un recueil de poésie qu’il feuilleta avec précaution. XVIIe siècle. Des textes sur l’amour, la mort, le temps qui passe. Andrew buta sur de nombreux mots de français ancien. Il effleura le papier irrégulier avant de ranger le volume. Dans les autres sections, la plupart des publications étaient en français, des classiques de la littérature mais aussi beaucoup de dictionnaires et d’ouvrages de référence sur l’histoire, l’architecture, la médecine, et quelques curiosités comme ce dictionnaire d’argot vieux de presque un siècle. Dans l’un des placards bas, Blake découvrit une chaîne hi-fi et un assortiment éclectique de CD. Du classique, des musiques de films, un ou deux opéras et beaucoup d’artistes ou de groupes de variété, les plus récents datant de l’époque de la disparition de Monsieur. En achevant son tour, Blake se dit qu’il aurait bien aimé rencontrer l’homme qui s’était intéressé à tout cela.

Andrew se dirigea vers l’entrée de la pièce. Il jeta un coup d’œil dans le couloir désert puis referma les doubles portes pour s’isoler. De sa poche, il sortit un rouleau d’adhésif emprunté à Philippe et fit quelques pas vers une des bibliothèques. Il plongea la main derrière les ouvrages et en ramena un petit sac plastique. Il en renversa le contenu sur le bureau. Blake avait récupéré les fines bandelettes de la lettre à enveloppe verte que Madame avait passée au broyeur. Il lui avait fallu du temps pour les reprendre une à une dans les ordures. Il en manquait certainement quelques-unes, mais la part la plus importante était sous ses yeux. Blake n’avait jamais été fanatique des puzzles. Méthodiquement, il sépara les bandelettes de l’enveloppe de celles du courrier, qui lui importaient davantage. Deux à deux, il essaya de juxtaposer les bandes de papier ivoire sur lesquelles se dessinaient les bribes de lignes d’une écriture fine à l’encre noire. Sans doute à cause de la particularité de la calligraphie, c’est la signature qu’Andrew réussit à reconstituer en premier : Hugo. Pourquoi Madame ne se donnait-elle même pas la peine de lire les lettres de son fils ? Blake eut soudain l’idée de vérifier quelque chose sur l’enveloppe. Grâce au timbre, il ne lui fallut pas longtemps pour identifier la provenance de la missive : Jakarta, la capitale de l’Indonésie. La lettre avait mis plus de trois semaines à arriver.

En entendant frapper à la porte, Andrew paniqua.

— Monsieur Andrew, vous êtes là ? demanda Odile à travers le battant.

Il s’empara du sous-main et le reposa en toute hâte sur les bandelettes. La cuisinière ouvrit sans attendre sa permission.

— Je pensais bien vous trouver ici !

— Et je risque d’y être de plus en plus souvent. Vous n’attendez jamais que l’on vous dise d’entrer ?

— Vous n’êtes pas tout nu…

— Que puis-je pour vous ?

Odile promena son regard dans la pièce.

— Madame doit beaucoup vous apprécier pour vous permettre de profiter de cet endroit.

— Je ne vous encombrerai plus la table de la cuisine pendant que vous préparez vos savoureux repas.

— Ça ne me dérangeait pas. J’aime bien votre compagnie. Désolée de vous déranger, mais Magnier vous cherche. Il attend à la porte de la cuisine.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait entrer ?

— Venez voir par vous-même…

Le régisseur se tenait à la porte, le visage et les vêtements maculés de cambouis et de crasse.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Andrew.

— Je suis avec Hakim à la grange, pour la voiture. Je l’aide à réparer, mais il me parle de trucs que je ne comprends pas. Tu as ton permis et c’est toi qui vas la conduire, alors je me suis dit…

— J’arrive.

Alors qu’ils étaient déjà en route, Odile lança à Blake :

— Essayez de ne pas revenir dans le même état !

40

Au beau milieu de la grange, entre ce qui avait dû être un box à chevaux et une vieille machine agricole rouillée, la petite Renault était là, capot et portières grands ouverts. La carrosserie était couverte d’une épaisse couche de poussière et des outils jonchaient le sol tout autour.

— Hakim, vous êtes toujours là ? demanda Philippe.

Une voix venue de sous la voiture répondit :

— J’ai bientôt fini. Il faudra aussi changer le pot mais pour trouver la référence, sur ce genre de modèle, on parle de pièce de collection.

Le jeune homme se dégagea.

— Andrew, je te présente Hakim, le grand frère de Yanis.

— Désolé, monsieur, je ne vous serre pas la main, j’en ai partout.

— Bonjour. Vous allez réussir à la réparer ? demanda Blake.

— Je ne vous dis pas qu’elle passera le contrôle technique haut la main, mais elle roulera. Il faudra faire attention aux pneus, ils sont sûrement un peu secs, mais pour le reste, après avoir changé la batterie, les bougies, fait la vidange, nettoyé les filtres et remis de l’essence, elle a démarré au quart de tour. Vous voulez essayer ?

Blake s’installa au volant.

— Chez nous, tout est de l’autre côté, commenta l’Anglais. J’ai déjà conduit en France, mais ça fait tellement longtemps…

— Vous allez vite retrouver les réflexes.

Le frère aîné de Yanis devait avoir un peu plus de vingt ans. Tous deux avaient le même regard. Andrew tourna la clef et le moteur démarra aussitôt.

— On lui fera faire un tour dans le parc avant de la sortir sur la route, mais il ne devrait pas y avoir de problème.

La mécanique faisait un bruit régulier.