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— Mes compliments, vous vous y connaissez drôlement.

— C’est quand même mon métier, je bosse dans un garage. Yanis ne vous a pas dit ?

Hakim regarda sa montre.

— L’un de vous pourrait vérifier mon téléphone ? Il est dans la poche de mon blouson. J’attends un message et j’ai peur de le salir.

— Ce serait avec plaisir, répondit Blake en coupant le contact, mais ici on ne capte rien.

— C’est pas top. De toute façon, je vais devoir y aller.

— Et combien vous doit-on ? interrogea Blake.

Hakim s’essuyait les mains avec un vieux chiffon.

— Rien du tout, monsieur. Je sais ce que vous faites pour Yanis et je vous en remercie. Ça lui fait du bien de voir des gens comme vous. Il rentre heureux. Ça lui donne plein d’idées.

— Je croyais qu’il venait en cachette ? s’étonna Andrew.

— De ma mère, oui. Mais c’est mon petit frère, je garde un œil sur lui…

— Vous êtes sûr qu’on ne peut pas vous payer votre temps, ou au moins les pièces ?

— Certain. Et n’hésitez pas si vous avez un souci. Vous devriez d’ailleurs profiter que je suis là pour la sortir. Avec de la chance, la pluie la lavera un peu parce que là, on ne sait pas bien de quelle couleur elle est…

Lorsque Blake passa la première, il se fit surprendre par l’embrayage. La voiture fit un bond de cabri et le moteur cala. Le deuxième essai fut le bon. À une allure d’escargot, le véhicule quitta la grange.

— Il va mettre huit jours pour aller jusqu’en ville…, commenta Magnier.

— S’il éclate un pneu, il pourra descendre et le réparer sans même s’arrêter tellement il traîne, renchérit Hakim.

Les deux hommes éclatèrent de rire. Blake leur lança :

— Vous êtes en train de vous moquer de moi, je vous vois !

Magnier répliqua :

— Attention, il y a un arbre à deux cents mètres devant toi. Freine, tu vas le percuter demain soir !

41

En remontant de chez Philippe, Blake eut la surprise d’apercevoir un bras tendu à travers la chatière qui agitait frénétiquement un jouet à chat fluo dont le grelot tintait. La voix étouffée d’Odile répétait :

— Méphisto ! Méphisto ! Il est l’heure de rentrer. Viens voir maman. Passe par la porte magique.

Andrew s’arrêta, fasciné par le spectacle. Il imagina la cuisinière de l’autre côté de la porte, à quatre pattes, la tête à demi coincée dans la trappe pour appeler son assassin angora. Cette vision le fit presque rire. À pas de loup, il s’approcha en longeant le mur. Blake était face à une de ces situations qui, dans sa jeunesse, lui avaient valu une certaine réputation. Quel que soit son état, et depuis son plus jeune âge, ce genre de disposition avait toujours enflammé son imagination. Le potentiel de la situation provoquait en lui une véritable ébullition. Il imaginait tous les scénarios possibles. Deux grandes options se dessinaient : soit il toquait poliment au carreau en prenant garde de ne pas écraser la main d’Odile, suite à quoi elle rentrait son bras et lui ouvrait. Cette solution permettait à chacun de s’en sortir avec honneur et dignité. Soit il passait au plan B, avec le secret espoir que cette situation surréaliste entre dans la légende. Andrew hésita. La main d’Odile agitait toujours le jouet ridicule. Blake était si proche qu’il se baissa pour l’étudier de plus près.

— Méphisto ! Méphisto ! Si tu apprends vite comment passer la porte magique, maman te préparera des crevettes comme tu les aimes !

Un bref instant, Blake eut presque honte de ce qu’il s’apprêtait à faire, mais avec une mauvaise foi qu’Odile aurait reconnue comme typiquement masculine, il parvint à se convaincre qu’il n’avait encore rien fait et ne devait donc pas éprouver le moindre remords. Dans ce genre d’opération, tout le jeu consiste à prendre la bonne conscience de vitesse une fois que l’on a décidé quoi faire. Par la trappe, Odile, avec la ténacité qui la caractérisait, ne mollissait pas. Avec une conviction qui forçait le respect, bien qu’elle ait sans doute le bras à moitié scié dans ce trou à chat, elle continuait à faire l’impossible pour attirer son félin.

— Minou ! Minou !

L’espace d’une seconde, Blake se plut à imaginer sa réaction s’il lui avait glissé une souris dans les doigts. Mais il trouva aussitôt que c’était méchant, et il se contenta de lui serrer soudainement la main en disant :

— Bonjour madame Odile ! Comment allez-vous ?

Odile poussa un hurlement étranglé et son bras rentra dans la chatière plus vite qu’une murène qui se fait clapper le museau par un grand requin blanc. Le bruit du choc sourd qui suivit immédiatement inquiéta un peu Andrew. Quand il vit le visage d’Odile apparaître au carreau de la porte, il sut qu’il allait passer un assez vilain quart d’heure. Son regard était si noir qu’elle en paraissait presque aussi terrifiante qu’Oleg. Elle se frictionna la tête. Andrew avait réveillé la colère d’un cyborg qui, jusque-là, vivait incognito sur notre planète. Elle se mit à lui hurler dessus bien avant de lui ouvrir. Quand elle arracha à moitié la porte, le son fit irruption aux oreilles de Blake :

— Non mais qu’est-ce que vous avez dans la tête ! Vous êtes malade ! Complètement cramé !

Andrew ne connaissait pas l’expression mais jugea préférable de ne pas en demander la signification dans l’immédiat. Odile gesticulait, tempêtait en se frottant régulièrement le front où pointait déjà un bel œuf. Elle ne se calmait pas. Il était question de maladie mentale, de torture psychique, de crise cardiaque et de toutes sortes de choses qui, dites trop vite et dans un langage fleuri, échappaient à la compréhension de Blake.

Soudain, derrière Odile, tranquillement assis au beau milieu de l’office, la queue parfaitement enroulée autour de ses jolies pattes velues, Blake aperçut Méphisto. Le chat était déjà à l’intérieur et il avait sans doute observé sa maîtresse en train de se ridiculiser pour le convaincre de rentrer par un passage qu’il avait déjà adopté.

Blake n’essaya pas de calmer Odile, il se contenta de désigner le chat du doigt. Au bout d’un moment, la cuisinière finit par interrompre sa logorrhée.

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

— Derrière vous.

Elle se retourna et découvrit son chat.

— Mais tu es là, mon bébé ! fit-elle sur un ton qui n’avait plus rien à voir.

Blake découvrit alors une des lois qui gouvernent la vie des hommes : c’est quand les femmes passent brutalement de la rage la plus noire à une voix de nounou qu’elles font le plus peur.

— C’est un bon chat, crut-il bon de commenter. Tout seul comme un grand, il est rentré par la porte magique…

Odile fit volte-face, le teint écarlate.

— Alors vous…

— Un jour, vous me direz ce que « complètement cramé » signifie ?

Le cyborg avança vers Andrew. Le moment était venu de fuir.

42

Au premier carrefour, Andrew vécut un moment de panique en voyant arriver une voiture du mauvais côté. Ensuite, à force de ronds-points qui ne menaient nulle part, il se perdit un peu dans la périphérie de la bourgade, mais finit par trouver un parking en centre-ville, non sans avoir attiré l’attention de bon nombre de passants grâce à sa voiture hors d’âge extraordinairement sale. Magnier lui avait bien proposé de l’accompagner pour le guider, mais Andrew avait refusé. Pour ce qu’il s’apprêtait à faire, il devait être seul, sans aucun témoin. À pied, en demandant son chemin à plusieurs personnes, il finit par arriver à l’entrée d’un modeste immeuble situé en plein quartier commerçant. Il consulta les boîtes aux lettres et attendit que quelqu’un ouvre la porte à code pour passer. Personne ne se méfie des personnes d’un certain âge. Et pourtant, les crapules vieillissent aussi.