— Tout va bien, Andrew ?
— Je vais aller servir l’apéritif. Madame est vraiment très en beauté.
Dubitative, la cuisinière le regarda quitter la pièce avec le bouquet.
L’apéritif était servi dans le petit salon. Melissa et Nathalie n’avaient pas été longues à se plonger dans leurs souvenirs. Installées côte à côte dans le sofa, elles riaient en se remémorant leur première rencontre, chacune parlant mal la langue de l’autre. Madame semblait réellement heureuse.
Ward était installé dans un fauteuil. Chaque fois qu’il le pouvait, il faisait un clin d’œil à Blake. En lui servant son verre, le majordome lui glissa :
— Si tu continues, espèce de pervers, je porte plainte pour harcèlement.
Ward s’amusait beaucoup de voir son ami coincé dans son rôle. Il se pencha pour poser son verre sur la table basse et lui glissa :
— Tu n’as qu’à te dire qu’on est à un bal costumé où tu es le seul à être déguisé…
— Tu me le paieras.
— Demain, tout ce que tu veux, mais ce soir, je profite.
Les deux amies étaient trop absorbées pour remarquer les apartés des hommes. Ward demanda d’une voix plus forte :
— Dites-moi, mon ami, pourrais-je avoir de la glace ?
« Dans du muscat ? Pauvre rustre ! » faillit répondre Blake, mais il s’arrêta juste à temps.
— Tout de suite, monsieur…
Andrew faillit se prendre la porte en sortant et Ward se laissa voluptueusement glisser au fond de son fauteuil avec un sourire béat.
59
Lorsque Blake ouvrit solennellement les portes, la découverte du grand salon fit son petit effet.
— Tu nous reçois comme des rois ! s’exclama Melissa.
— Comme des gens que j’aime…, sourit Nathalie.
Blake tira la chaise de Melissa.
— Si vous voulez vous donner la peine…
Mme Ward évitait le regard d’Andrew. Contrairement à son mari, elle ne semblait pas amusée par son embarras. Le majordome installa ensuite M. Ward. Au moment où Richard prit place, Andrew lui écrasa discrètement le pied en lui souriant. L’invité serra les dents et remercia poliment. Blake s’occupa ensuite de Madame, admirant au passage son allure et ses gestes à qui le bonheur de ces retrouvailles avait redonné toute leur grâce. Andrew nota qu’elle ne portait aucun bijou à l’exception de son alliance. Un collier aurait pourtant été du plus bel effet sur son décolleté. Mme Beauvillier annonça :
— Je sais qu’en Angleterre, il est souvent d’usage que les gens de service déplient votre serviette et la placent sur vos genoux, mais ce geste est très inhabituel en France… Mais si vous le souhaitez, M. Blake pourra…
Melissa et Richard s’empressèrent de déplier les leurs eux-mêmes. Ward commenta :
— Je trouve toujours amusant de constater que nos pays, pourtant voisins, ont des usages si différents.
Melissa se mit à rire :
— Te souviens-tu de cette prof qui nous avait fait travailler sur les mots que chaque pays avait empruntés à l’autre ?
— Bien sûr ! dit Nathalie. Mme Sarenson ! Une folle habillée comme un épouvantail.
— Elle disait que, sans les Anglais, les Français ne pourraient pas parler de parking, de week-end, ni de W-C, ni de club, ni de sandwich d’ailleurs ! Plus de dockers, ni de déodorants. Les froggies ne seraient ni désappointés, ni fair-play, privés de pull-overs, de freezers, de hit-parades et de milk-shakes !
— Je ne sais pas si les kidnappings, les dealers et les fast-foods nous manqueraient, mais pour les gentlemen et les sex-symbols, votre apport est incontestable.
— Elle nous avait même obligées à apprendre un texte de son invention remplis de mots que les Anglais avaient adoptés des Français…
— J’avais oublié.
— « La femme fatale, chic, vêtue d’un déshabillé à la mode, prit un amuse-bouche en regardant le menu d’un air blasé. Elle laissa carte blanche à son chevalier servant qui, bien qu’un peu louche, lui avait donné rendez-vous pour lui parler de son pied-à-terre à Paris. Avec panache, ce bourgeois était prêt à tout pour sa protégée, dont il appréciait ce je-ne-sais-quoi. Pour elle, noblesse oblige, il irait même jusqu’au crime passionnel… » Ensuite, il était question de tour de force, de bijou, de nom de plume, mais je ne me souviens plus de tout.
— C’est la vie !
Ward intervint :
— J’aime beaucoup la citation que l’on attribue à Surcouf, votre corsaire, même si elle nous met à mal.
— Quelle est-elle ?
— Alors qu’il affrontait notre flotte, un de nos amiraux chercha à l’humilier. Il lui dit : « Vous vous battez pour l’argent, nous nous battons pour l’honneur ! » Ce à quoi le Malouin répondit : « Chacun se bat pour ce qu’il n’a pas. »
Blake attendit que chacun ait arrêté de rire pour annoncer :
— En entrée, notre cordon-bleu vous a préparé des noix de coquilles Saint-Jacques à la mousseline d’orange. Bon appétit.
Le dîner se déroulait idéalement pour tout le monde sauf pour Blake. Il profitait de ses passages à l’office pour décompresser. Comme un naufragé en train de se noyer, il s’évertuait à reprendre une bouffée d’air avant de replonger. Par deux fois, il avait éprouvé le besoin de se passer de l’eau fraîche sur le visage. Cette soirée le perturbait. La présence de Richard, à qui il ne pouvait pas parler bien qu’étant si proche, et la distance que lui témoignait Melissa d’habitude si chaleureuse l’obligeaient à s’interroger sur sa place. Le fait de voir Mme Beauvillier si lumineuse l’interpellait aussi.
Manon venait de desservir lorsqu’il s’avança, une serviette parfaitement pliée sur son avant-bras gauche.
— Pour la suite, nous vous proposons un millefeuille de bœuf au foie gras et aux raisins, garni de pommes dauphine maison aux truffes.
Le repas se poursuivit sans fausse note. Madame et ses invités mélangeaient allègrement le français et l’anglais, l’un posant une question dans une langue et l’autre répondant dans une autre. En cuisine, Odile commençait à se détendre. La salade et le plateau de fromages étaient prêts et le dessert ne l’inquiétait pas. Elle n’avait jamais raté une crème brûlée.
— Andrew, vous tenez le choc ?
— C’est une drôle de soirée.
— À votre avis, ils sont satisfaits de ma cuisine ?
— Leurs assiettes reviennent vides. Je ne sais pas en France, mais en Angleterre, c’est un signe. Le couple est conquis, mais je crois que Madame est encore plus impressionnée par votre talent.
Rassurée, Odile s’essuya les mains en prenant son temps et s’autorisa une pause de quelques instants.
Lorsque Blake retourna au grand salon, la conversation avait évolué. Madame confiait :
— François avait besoin de moi pour le seconder. Je n’ai pas hésité à mettre ma carrière entre parenthèses. Je ne le regrette pas, d’ailleurs. Aucun métier ne m’aurait rendue plus heureuse que cet homme ne l’a fait.
— Les voies qui nous conduisent à trouver notre place dans la vie sont toujours étonnantes, commenta Ward.
Il se tourna soudain vers Blake et demanda :