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— Par exemple, vous, monsieur, pourquoi êtes-vous devenu majordome ?

Andrew resta interdit. Madame l’encouragea :

— Ne soyez pas timide, monsieur Blake. Dites-nous.

L’esprit d’Andrew bascula dans la confusion la plus totale. Au garde-à-vous devant les convives, il fixait son meilleur ami qu’il n’était pas censé connaître, pressé de répondre à une question impossible posée par la patronne qu’il servait en mentant depuis des mois.

— Je ne sais pas…, balbutia-t-il. Je ne me suis jamais posé la question.

Avait-il répondu en français ou en anglais ? Il était incapable de le savoir. Tous les regards étaient rivés sur lui. Au-delà de son désarroi, une seule réponse s’imposa à lui :

— J’ai pratiqué beaucoup de métiers. Avec le recul, je dois admettre qu’à chaque fois, la fonction avait à mes yeux moins d’importance que ceux avec qui je devais l’accomplir. La proximité, les échanges, l’entraide, le fait de partager un but commun… Tout ce qui fait la vie. Très vite, le métier lui-même est devenu secondaire au profit des relations humaines. J’ai d’abord vécu cela avec mon père, puis avec la plupart de ceux que j’ai croisés. Au fond, je pense que j’aime prendre soin des gens. Je ne sais pas si c’est un métier, mais c’est à cela que j’aurais aimé pouvoir consacrer toute ma vie.

Ses mots s’achevèrent dans un silence absolu. Nathalie, Melissa et Richard les avaient reçus chacun à leur façon, mais tous les avaient trouvés bien plus puissants que ce que la nature de la discussion laissait présager.

Pour se donner une contenance, Ward but une gorgée de vin. Tout le monde s’attendait à voir Blake retrouver son attitude de majordome déférent. La conversation allait reprendre entre convives. Pourtant, contre toute attente, Andrew ajouta :

— Monsieur a raison. Les chemins qui conduisent à trouver notre place sont souvent surprenants. Je me souviens d’un bon ami qui, tout jeune, habitait près d’une grande route dans la campagne anglaise. Chaque matin, il se désespérait de trouver des hérissons morts sur le bas-côté. Je l’ai vu plus d’une fois pleurer ces petites créatures qu’il enterrait au fond du jardin de ses parents. Bien des années plus tard, devenu jeune ingénieur, il n’en parlait plus jamais. Pourtant, il a remporté le concours qui a lancé sa brillante carrière grâce à une étude sur des fossés spéciaux et des tunnels qui protégeaient la faune des campagnes. Est-ce le chemin parcouru qui fait de nous ce que nous sommes, ou bien choisissons-nous notre voie en fonction de ce qui nous touche ?

60

Il était très tard lorsque les invités prirent congé. En marchant contre le vent, Blake raccompagna la voiture jusqu’au grand portail pour le refermer aussitôt après leur départ. Les limites de la propriété à peine franchies, Ward arrêta son véhicule. Melissa descendit aussitôt.

— Quelle soirée ! C’était si bizarre de te voir t’occuper de tout, fit-elle en enlaçant son ami. Mais cela te va bien. Après tout, c’est ce que tu as toujours fait avec chacun d’entre nous.

Ward sortit à son tour et interpella sa femme :

— Rentre dans la voiture. Avec ta robe de top model, tu vas attraper froid.

Melissa embrassa encore Blake et se mit à l’abri dans le véhicule. Ward attrapa Blake par les épaules.

— Je ne suis pas près d’oublier cette visite.

Il l’étreignit.

— Et moi donc, répliqua Blake. Tu as passé la soirée à te payer ma tête. Arrête de me serrer comme ça, si on nous voit…

— Je plaiderai le coup de foudre.

Ward redevint sérieux un instant.

— Tu sais, Andrew, si je ne te connaissais pas, ce soir, j’aurais eu envie de devenir ton pote. On a bien fait de se croiser voilà cinquante ans.

— Tout ça pour se retrouver moi déguisé en majordome et toi à disserter sur la meilleure façon de sortir d’un ascenseur si on arrive à un étage infesté de serpents…

— Je suis heureux d’avoir vécu assez vieux pour vivre ça. Tu as failli me faire pleurer en racontant l’histoire des hérissons. Même Melissa n’était pas au courant.

— Vas-tu lui dire que je parlais de toi ?

— Elle a vu mon regard. Elle le sait déjà.

Par-dessus l’épaule de Blake, Ward regarda au loin vers le manoir.

— Quelqu’un approche en courant. Un homme, je crois.

Andrew se retourna.

— C’est Magnier, le régisseur. Il me fait souvent penser à toi.

— On est vite remplacé…

— Tu es irremplaçable.

Philippe arriva, essoufflé. Andrew fit semblant de souhaiter bonne route aux invités.

— Soyez prudent, monsieur.

— Encore merci, mon brave ! lança Ward en glissant la main dans sa poche.

Blake blêmit. Son camarade sortit un billet qu’il lui glissa dans la paume.

— Espèce de malade, gronda Andrew à voix basse.

Ward répondit d’une voix forte :

— Mais si, mais si, ça me fait plaisir, vous avez été formidable !

Il remonta dans sa voiture et démarra.

— Ils avaient l’air rudement sympas…, commenta Magnier.

— Madame sait recevoir.

— Je vais t’aider à fermer.

En remontant, les deux hommes éteignirent les torches.

— Philippe ?

— Ouais ?

— Je suis bien content que tu sois là. Toi aussi, tu es irremplaçable.

61

Il fallut à peine deux heures aux transporteurs pour emballer et évacuer toute la collection de livres dans des caisses capitonnées. Blake était resté avec eux pendant la durée de l’opération. Madame se tenait cloîtrée dans ses appartements, probablement brisée de chagrin. Même Odile avait eu les larmes aux yeux lorsqu’elle était venue proposer à boire aux déménageurs. Le camion était reparti. Avec ce départ, le manoir avait retrouvé son calme, mais il avait aussi perdu beaucoup.

Blake contemplait les meubles vides dans lesquels les rares objets de décoration semblaient incongrus. Au supermarché, il avait acheté quelques draps de couleur taupe qu’il déballa les uns après les autres.

— Vous voulez de l’aide ? demanda Manon, appuyée sur le chambranle de la porte.

— Ce n’est pas de refus. Tout ce vide me donne le cafard.

— C’est une bonne idée, les draps, ça fera moins triste.

— Je ne veux pas que Madame voie la bibliothèque ainsi. Et puis ce sera aussi moins déprimant pour moi.

— Les finances du domaine vont si mal que ça ?

— Madame cherche des solutions…

— La semaine dernière, elle m’a payée en liquide. C’est la première fois.

Blake n’était pas au courant. Manon reprit :

— J’espère qu’elle ne va pas être obligée de licencier. Pour Odile, comme pour Philippe, ce serait une catastrophe. Vous, doué comme vous êtes, vous n’aurez aucun mal à vous retrouver un poste dans une maison encore plus grande qu’ici.

— Et toi, Manon ? Où iras-tu ?

— Justin rentre de déplacement dans quelques jours. Tout dépend de lui. Au pire, je retournerai chez ma mère.

— J’espère que tu y retourneras pour d’autres motifs que la contrainte.

— Elle m’a envoyé un texto. « Comment tu vas ? » avec un smiley qui pleure. Elle ne s’est pas foulée…

— C’est déjà un bon début. Tu as réussi à capter avec ton téléphone ?

— Je suis montée sur la colline. Une véritable expédition. J’avais l’intuition que Justin m’avait laissé un message.

— Belle intuition. Avec une petite erreur sur l’expéditeur. Mais c’est une excellente nouvelle quand même. Et ces révisions ?