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— Assieds-toi !

En d’autres circonstances, Philippe aurait pleuré de rire, mais en l’occurrence, voir cet homme, d’habitude si soigné, maquillé comme une voiture volée et avec la coiffure d’un rasta irradié lui coupait tous ses moyens.

— Ma mère disait que les gens ont toujours leur part d’ombre, mais toi, tu bats tous les records. Même vos rock stars, à côté, ont l’air de moines cisterciens…

— Mets-toi à table. On commence par la serviette.

Philippe la déplia et tendit le cou pour se la glisser dans le col.

— Pas comme ça. Tu la prends par un angle au-dessus du vide et tu laisses la gravité terrestre la déplier.

— C’est la gravité qui me met ma serviette ?

— Ensuite, tu la déposes sur tes cuisses.

— Mais c’est pas là que je me fais le plus de taches…

Magnier était stressé. Blake se posta face à lui.

— Philippe, respire.

— Je voudrais bien t’y voir ! Tu t’es regardé dans la glace ? Sûrement pas. Vu ta tronche, tu t’es maquillé dans le noir et avec les pieds. Et ta voix…

— Qu’est-ce qu’elle a, ma voix ?

— Ben… c’est la même que d’habitude, alors que ta tête… Forcément, ça perturbe.

— Je pensais que ça t’aiderait.

— J’espère que ce n’est pas ce soir que tu comptes m’apprendre à danser parce que si tu me touches, je peux te vomir dessus.

— Essaye de rester concentré. Manon ne va pas tarder à arriver et il faudrait au moins qu’on ait vu la manière de passer à table.

— Elle va te voir comme ça ?

— Où est le problème ?

— Mon Dieu, pauvre gosse ! Elle va accoucher de peur devant ma porte.

— Je l’ai prévenue que je serais déguisé et, contrairement à toi, elle n’en a pas fait tout un plat. Replie ta serviette et recommence.

Magnier s’habituait malgré tout à l’apparence de son « coach ». Du coup, il avait moins peur. Il commençait même à rigoler franchement.

— Philippe, c’est sérieux.

— Ben voyons, y a qu’à voir ta tête…

— Concentre-toi sur ta serviette.

— Un coin, la gravité, et hop sur les genoux.

— C’est mieux, mais pense à ne plus tendre le cou parce que tu ressembles à un vieux poulet psychopathe.

— Tu t’es pas vu.

— Maintenant, voyons ta façon de tenir les couverts.

— Qu’est-ce qu’elle a, ma façon ?

— Il y a d’abord le moment où tu t’en saisis. Ce n’est pas une course. Tu dois attendre d’être servi et que tout le monde soit prêt à manger.

— Compris. J’attends.

— Prends-les, maintenant.

Philippe empoigna fourchette et couteau.

— On dirait que tu vas poignarder quelqu’un…

— C’est un peu ça. Je poignarde mon steak.

— Et les petits pois ?

— Je les poignarde aussi. Un par un. Un vrai massacre.

— Si tu fais l’imbécile, on n’avancera pas.

— Voilà dix ans que je mange tout seul. Et en une soirée, tu voudrais que je fasse mon entrée à la cour d’Autriche en me faisant passer pour le vicomte de la tronche en biais ? Je suis incurable.

— Je ne crois pas.

Blake se leva et plaça lui-même les couverts dans les mains de son ami.

— Voilà. C’est mieux ainsi.

— Vue de près, ta tête, c’est pire… Frankenstein à côté, c’est la Joconde.

Quelqu’un frappa à la porte.

— Je devrais peut-être aller ouvrir, pour ménager la petite…

— Tu restes assis.

65

Manon poussa effectivement un cri.

— Heureusement que tu l’avais prévenue ! fit Magnier, goguenard.

La jeune femme entra sans lâcher Blake des yeux. Elle le contourna largement.

— C’est ça, votre méthode pour former Philippe à se comporter devant les dames ?

Magnier se leva pour lui faire la bise.

— Bonsoir, Manon. Dites-lui, vous… Il vous écoutera peut-être. Supposons que vous soyez un agent des forces spéciales lors d’un exercice où il faut tirer sur des silhouettes en bois, mitrailler les terroristes et épargner les femmes et les enfants… Que faites-vous s’il surgit ?

— Il est mort.

— Merci de votre soutien à tous les deux…, fit Andrew. Manon, si vous voulez prendre place. Nous allons légèrement modifier les règles de la mise en situation.

Blake retira sa perruque et se démaquilla grossièrement sous le robinet.

— Pour vous laisser le plus de liberté possible, je vais m’installer sur le côté. Oubliez-moi.

— Pas évident, ta beauté m’a brûlé les yeux…

— Je n’interviendrai que si Philippe commet une faute.

Blake se dirigea vers le placard à balais et en sortit un, dont il pointa le manche vers Magnier.

— En cas d’écart de comportement, je te donnerai un petit coup dans les côtes, et nous verrons au fur et à mesure ce qu’il faut rectifier.

Manon s’amusait bien de la situation. Philippe et elle s’installèrent face à face. Andrew alluma la bougie au centre de la table.

— Comme c’est romantique ! ironisa gentiment la jeune femme.

Magnier renchérit :

— Il faudra me dire à quel moment je lui offre la boulette de viande en la poussant avec le museau.

— Vous êtes prêts ?

Le régisseur se pencha vers la femme de chambre.

— C’est vraiment gentil d’avoir accepté. C’est peut-être mieux de m’entraîner avec une vraie femme, mais je me sens tellement stupide… Vous vous rendez compte, apprendre à manger correctement, à mon âge…

— Aucun problème, Philippe. On a tous besoin d’aide et l’âge ne change rien. Andrew m’a aidée aussi. La méthode était juste un peu moins étrange…

— On peut commencer ?

Coin de serviette, gravité, prise en main des couverts : sur le début, Philippe réalisa un sans-faute. Manon et lui entamèrent la discussion sur la pointe des pieds. Ils avaient l’air de jouer à ni oui ni non.

— Vous aimez les fleurs ?

— Tout à fait.

— Vous n’êtes pas allergique aux coquillages ?

— Pas que je sache…

À la recherche d’un sujet de conversation, Manon évoqua ses envies de voyages aux confins du monde.

— Dans quel pays rêvez-vous d’aller ? demanda-t-elle à Magnier.

— Je sais pas. Je crois que j’ai peur de l’avion, et j’ai le mal de mer. Il faut un pays où je puisse aller en train.

Philippe se tourna vers Blake :

— Les Bahamas, on peut y aller en train ?

Andrew leva les yeux au ciel et lui enfonça le manche à balai dans le flanc.

Peu à peu, le trio finit par trouver un mode de fonctionnement naturel dans cette configuration qui ne l’était pas.

Philippe servit à boire à Manon façon bar mexicain, en élevant la bouteille tout en versant. Blake le rappela à l’ordre d’un petit coup. Lorsque le régisseur jeta à moitié la salière à sa partenaire, Andrew lui défonça les côtes. Magnier n’avait presque jamais eu l’occasion de discuter avec une femme. Ce tête-à-tête réveillait aussi des questions. Philippe oscillait entre remarques totalement inappropriées et pudeur. Il osa à peine regarder la jeune femme lorsqu’il lui demanda :

— Vous avez déjà vécu un premier rendez-vous ? Forcément, belle comme vous êtes…

La jeune fille rougit.

— Mon premier rendez-vous est un très mauvais souvenir. C’était un garçon que j’avais connu au lycée. Il m’a fait du charme mais il ne cherchait qu’une seule chose… Il avait de l’allure, de belles manières, mais ce n’était qu’une apparence. Il m’a au moins appris qu’il faut se méfier de l’emballage.