— Pauvre enfant, commenta Philippe. Moi aussi, j’ai eu un premier rendez-vous. Elle s’appelait Émilie. Je me souviens encore de ses beaux yeux verts. Chaque fois qu’ils se posaient sur moi, j’étais comme un lapin pris dans les phares. Je l’ai invitée des dizaines de fois et un jour, enfin, elle a fini par me dire oui. J’ai choisi le meilleur resto que je pouvais lui offrir. J’avais des fleurs, des roses blanches. Je suis allé au restaurant mais elle n’est pas venue. Je me suis tellement inquiété… Je me rappelle encore la pitié dans le regard des serveurs, lorsque je suis reparti avec mes fleurs. Je n’ai pas osé l’appeler. Trois jours après, j’ai croisé Émilie, au bras d’un copain. Quand je lui ai demandé ce qui s’était passé, elle m’a ri au nez. Elle avait oublié et ça n’avait aucune importance pour elle. Je n’ai plus jamais eu de rendez-vous.
Bien que Magnier se soit appuyé sans aucune grâce sur ses deux coudes pour raconter son histoire, Blake le laissa tranquille.
— Manon, reprit Magnier, vous êtes là à prendre soin de moi avec Andrew et vous n’imaginez pas l’honneur que c’est pour moi. Mais je crois qu’il est trop tard. Ne perdez pas votre temps avec le vieux bougon que je suis. Vous avez un concours à préparer. Vous serez maman dans quelques mois. Andrew m’a dit que vous attendiez un jeune homme parti à l’étranger. Quand doit-il rentrer ?
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— Vous trouvez normal qu’il n’ait pas encore fait signe ?
— Détends-toi, Manon. Il n’est que 8 heures du matin.
Assise au bureau de la bibliothèque, la jeune femme scrutait sa boîte mail comme un sous-marinier surveillerait son écran sonar. Andrew l’avait trouvée là, bien avant l’aube, en allant repasser le journal. Depuis, elle n’avait pas bougé, sauf deux fois, pour aller aux toilettes, en lui demandant d’assurer la permanence, au cas où une torpille arriverait.
— Tu vas t’abîmer les yeux à fixer l’écran comme ça.
— Il doit être rentré maintenant. Qu’est-ce qu’il fait ? Il n’a peut-être pas trouvé mon message…
— Pourquoi ne l’aurait-il pas trouvé ?
— Et s’il s’était tué sur le trajet de retour ? Vous imaginez la tragédie ? Foudroyé en pleine jeunesse alors qu’il rentrait retrouver la femme de sa vie qui porte son bébé… Et si je n’étais pas la femme de sa vie ?
— Il faut vraiment que tu te calmes. Tu ne vas pas pouvoir tenir comme ça toute la journée. Moi non plus, d’ailleurs…
— Je ne sais pas ce que j’ai. Je me sens comme une machine à laver à l’essorage, secouée de partout. Incapable de tenir en place. Je me rends bien compte que je dis des bêtises mais si je ne les dis pas, elles restent dans ma tête et elles grossissent jusqu’à me faire exploser la cervelle !
— Ça ne doit pas être facile d’être une jeune femme…
— Il me manque tellement. Je pense à lui tout le temps. Vous savez ce qui me manque le plus ? Vous allez certainement me prendre pour une toquée, mais j’adore l’écouter respirer quand il dort. Il lui arrive de ronfler mais, le plus souvent, il respire lentement, puissamment. Il a son rythme, comme une musique. Je ne me lasse pas de me dire qu’il est là, près de moi. Alors je pose ma tête au creux de son épaule. Ça ne le réveille même pas ! Je sens la chaleur de sa peau contre ma joue, son odeur. Je l’écoute, je m’imprègne des battements de son cœur et je me sens en sécurité. Dire que je ne vivrai sans doute plus jamais ces moments-là…
— Ne recommence pas.
— Et vous, qu’est-ce qui vous manque le plus de votre femme ?
Manon prit immédiatement conscience de la maladresse de sa question. Justin avait une chance de revenir. Pas Diane.
— Pardonnez-moi, fit-elle, confuse. Je dis vraiment n’importe quoi. Je ne voulais pas vous faire de peine…
— Tout va bien. Si parler de Diane peut t’éviter d’avoir la cervelle qui éclate…
Andrew se remémora sa femme. Ce n’était ni triste ni douloureux. Il pensait souvent à elle, naturellement, comme s’ils s’étaient quittés la veille.
— J’aimais beaucoup de choses et tout me manque. J’adorais particulièrement qu’elle me laisse la regarder au fond des yeux. On dit souvent que les yeux sont les fenêtres de l’âme. Les gens se caressent, se touchent, mais il faut beaucoup de confiance pour que quelqu’un vous laisse l’observer droit dans les yeux aussi longtemps que vous en avez envie. À ce moment-là, vous n’entendez pas seulement ce qu’il veut bien vous dire, vous voyez ce qu’il est vraiment. Avec Diane, cela pouvait nous arriver n’importe où, au cours d’un dîner, en pleine rue ou le soir, lorsque nous étions seuls. Alors le temps s’arrêtait et nous nous retrouvions suspendus à ce lien. Je n’ai jamais rien connu d’aussi fort. Le plus infime battement de pupille m’ouvrait les portes de son esprit. Même s’il n’y avait pas de contact physique, c’était encore plus sensuel que le charnel. Chacun ressentait le moindre sentiment de l’autre. Elle le savait. Elle acceptait. Le fait d’avoir sa confiance était aussi beau que ce que je lisais d’elle. Je captais son énergie profonde, son essence.
— Vous deviez vous aimer beaucoup. Moi, personne ne m’a jamais regardée comme ça. Parfois, Justin me dévore des yeux, mais ce n’est pas pareil. À votre avis, il va envoyer un mail ou téléphoner ?
— Aucune idée.
— Madame n’était pas contrariée que l’on donne son numéro ?
— Elle espère presque autant que toi qu’il appellera vite…
Odile passa la tête à la porte.
— Toujours pas de nouvelles ?
Blake leva les bras au ciel.
— Vous êtes donc trois à attendre le prince charmant ! Je suis cerné.
La mine de la cuisinière s’assombrit lorsqu’elle demanda ensuite :
— Vous n’auriez pas aperçu Méphisto ? Je le cherche depuis hier. Il n’a pas touché à son repas et je l’attends toujours ce matin pour lui servir son lait…
Manon et Blake secouèrent la tête. Andrew tenta de la rassurer :
— Il ne tardera pas à rentrer, surtout avec le mauvais temps qu’il fait dehors.
Manon soupira :
— Ces mâles qui rentrent quand ça les arrange nous donnent bien du souci…
Blake allait protester lorsque la cloche d’appel de Madame tinta à toute volée à l’étage.
— Qu’est-ce qu’elle peut bien vouloir ? demanda Blake.
— Le téléphone ! s’écrièrent à l’unisson les deux femmes en s’élançant dans le couloir.
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Blake n’était pas près d’oublier la vision de Manon et d’Odile grimpant l’escalier comme deux adolescentes déchaînées, prenant les virages en se retenant à la vénérable rampe qui craquait. Madame n’était pas non plus dans son état normal. Justin était effectivement au bout du fil.
En arrivant plus calmement dans l’antichambre de la patronne, Andrew découvrit Manon cramponnée au combiné. Elle faisait des efforts pour ne pas répercuter dans sa voix les mimiques délirantes qui l’animaient malgré elle. La jeune femme répondait d’une voix posée alors que son corps ne l’était vraiment pas. Autour d’elle, Madame et Odile trépignaient, vivant avec la jeune femme chacun des sommets vertigineux et des abysses insondables qu’elle traversait toutes les six secondes. Lorsque Manon raccrocha, toutes trois étaient épuisées. La conversation avait duré moins de deux minutes et Blake se demanda pourquoi toutes les filles du monde se mettaient dans cet état-là pour les hommes.
Justin avait promis de passer chercher Manon le soir même, à 19 heures. Sans doute animé des meilleures intentions, en fin de conversation, le jeune homme avait cru bon de lui dire « je t’aime », ce qui n’eut pas pour effet de la calmer, bien au contraire. Pour Manon et ses deux aînées, cette déclaration d’amour constitua même un facteur sérieusement aggravant. Manon revint à la vie avec une énergie qui faisait peur. La tension et les doutes des dernières semaines s’envolaient dans un tourbillon qui balayait tout sur son passage. La patronne et la cuisinière suivaient sans la moindre modération. Au bout d’une heure, alors qu’elles s’étaient déjà rejoué trois fois la conversation en la commentant davantage que si c’était un classique de la littérature, Blake décida que pour sa santé mentale, il valait mieux qu’il s’exile chez Philippe, où il retrouverait Youpla et Yanis — que des mâles. Il songea bien à exfiltrer Méphisto pour le sauver mais il ne le trouva pas.