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Lorsque, en fin d’après-midi, Blake revint au manoir — accompagné de Philippe qui ne voulait pas manquer le retour de l’enfant prodigue —, il découvrit les trois femmes attablées à la cuisine autour d’une tasse de thé. Manon riait aux éclats avec Odile et Madame. Andrew fut frappé par l’intensité de ce que dégageaient ces femmes. Trois générations réunies autour de la plus jeune, dont le bonheur irradiait sur chacune. Madame Beauvillier, regard vif et fossettes joliment dessinées, souriait comme jamais. Philippe était fasciné par Odile, qui avait ce soir perdu son maintien strict au profit d’une volubilité communicative.

Blake pria pour que Justin arrive à l’heure parce qu’il redoutait qu’à 19 heures passées d’une seule seconde, les trois femmes ne deviennent totalement ingérables. Au plus petit retard, Manon allait s’imaginer que « son » Justin avait été kidnappé par d’horribles mafieux, Madame allait se lamenter parce qu’elle n’aurait pas de quoi payer la rançon et Odile se chaufferait déjà pour aller délivrer le beau gosse à coups de poêle.

À 18 h 30, Manon tournait en rond dans la cuisine. Elle saisissait n’importe quel objet, le regardait sans y faire attention puis le reposait et passait au suivant. En huit minutes, elle avait déjà fait deux fois le tour de la pièce en tripotant tout. À 18 h 45, elle décida brutalement de se changer avec l’aide d’Odile parce que la tenue qu’elle avait pourtant mis des heures à choisir ne convenait plus du tout pour ce moment historique. À 18 h 50, elle était assise sur la banquette de l’entrée, déjà vêtue de son blouson, à fixer le visiophone comme un chien reluque un steak dans la vitrine du boucher, pendant que Madame la réconfortait en lui tenant les mains.

Philippe et Andrew observaient le manège en prenant soin de se tenir en retrait. Magnier avait bien tenté un commentaire, mais Blake avait réussi à le faire taire. Leçon numéro un : ne jamais intervenir ou tenter de rationaliser quand une femme est amoureuse. Leçon numéro deux : admirer le spectacle et prier pour que l’une d’elles, un jour, en fasse autant pour vous.

À 18 h 59, Manon montait la garde devant le visiophone, prête à décrocher plus vite qu’un cow-boy lors d’un duel devant le saloon de Texas City. Madame et Odile s’étaient installées sur le palier, et la cuisinière surveillait le grand portail avec les jumelles de Blake. Elle ne lui avait même pas demandé la permission de les prendre.

— Si c’est toi qui réponds quand il sonne, glissa Andrew, il va savoir que tu n’as fait que l’attendre. Tu as un majordome, sers-t’en. Fais-toi désirer.

— Vous avez raison. Répondez-lui. Vous allez voir, c’est assez simple, il suffit d’appuyer ici…

Blake regarda la jeune femme, amusé.

— Désolée, fit celle-ci, confuse. Je ne sais plus où j’en suis.

Avec une voix suraiguë, Odile s’écria :

— Une voiture s’arrête !

— Quelle marque ?

— Il fait trop sombre pour voir, mais elle a l’air vaguement orange…

— Cendrillon, voilà ta citrouille, commenta Blake. Respire. Ce n’est pas le moment de faire un malaise.

Manon se tenait le ventre, toujours en mode essorage, sans savoir si elle devait rire ou pleurer. Blake lui prit le menton et l’obligea à le regarder dans les yeux.

— Manon, le jour où ton homme se montrera maladroit, le jour où il sera stupide comme seuls nous savons l’être, rappelle-toi ces moments-là et pardonne-lui.

Manon l’embrassa. L’interphone tinta, faisant sursauter les trois femmes.

— Manoir de Beauvillier, bonsoir, dit Andrew de sa voix la plus professionnelle.

— Je m’appelle Justin Barrier. J’ai rendez-vous avec Manon…

— Je vous ouvre.

Blake alluma les lumières de la cour et du perron. Du palier, Odile se mit à répéter :

— Rendez-vous ! Il a dit qu’il avait rendez-vous ! Comme c’est romantique !

Blake et Magnier échangèrent un regard interloqué. Manon vérifia sa robe et contempla son ventre.

— Il va me trouver énorme.

— Tu es superbe. Ne t’inquiète pas. Et par pitié, laisse-le parler.

— Vous avez raison. Je la boucle.

— Il est entré, il remonte l’allée ! commenta Odile en direct.

— Prévenez-nous lorsqu’il aura dépassé le bosquet, demanda Blake.

— Il marche d’un pas décidé. Dis donc, Manon, c’est vrai qu’il est mignon…

Philippe ouvrit de grands yeux. En jetant un œil sur Odile, Blake se rendit compte que Madame lui prenait les jumelles pour observer à son tour. Il soupira.

— Il a dépassé les châtaigniers, annonça la patronne.

Andrew posa la main sur la poignée de l’entrée.

— Manon, il est temps pour toi d’entrer en scène.

La jeune femme semblait fragile, et pourtant il se dégageait d’elle la noblesse et la pureté d’une reine. Pourquoi les femmes font-elles cet effet-là à tous les hommes du monde ? Manon prit une inspiration et passa le seuil comme si elle plongeait dans les flots de l’océan du haut d’une falaise. Blake referma derrière elle.

Philippe et Andrew se postèrent discrètement à l’une des fenêtres du grand salon pendant que Madame et Odile suivaient les retrouvailles de leur perchoir.

Manon descendit le perron au-devant de Justin. Le jeune homme l’enlaça et la serra fort — tant pis pour le bébé. Il la dévisagea, lui caressa une mèche de cheveux puis murmura quelques mots qui la firent rire. En se tenant l’un contre l’autre, ils déambulèrent dans l’allée. Le froid n’avait aucune prise sur eux. Ils vivaient au pays de l’éternel été. Il l’étreignit encore. Blake eut l’impression que seul Justin parlait. Les deux jeunes gens étaient heureux à en devenir lumineusement beaux. Ils ressentaient l’énergie dont tout le monde rêve, celle qui rend invincible, celle qui abolit le temps, celle qui vous soulève et vous fait oublier que vous étiez seul.

— Mais ma parole, Philippe, tu pleures…

— N’importe quoi. J’ai un truc dans l’œil.

— Ah bon. Tant pis. Comment peux-tu rester insensible ? Moi, j’ai les larmes aux yeux.

— Sans rire ?

Manon et Justin restèrent de longues minutes à parler, à rire, puis, en l’entraînant par la main, elle revint vers le manoir. Blake les accueillit sur le perron.

— Justin m’invite à dîner, annonça Manon, l’œil pétillant de bonheur.

— Bien, mademoiselle.

— Mais je serai là demain, peut-être un peu en retard…

— Prenez votre temps, intervint Madame, qui était sortie avec Odile et Philippe.

Justin monta les quelques marches et serra la main de tout le monde. Il commença par les dames, qu’il remercia d’avoir pris soin de Manon, puis arriva devant Andrew.

— Merci, monsieur Blake.

— Passez une bonne soirée. Soyez heureux.

Les deux jeunes gens reculèrent, blottis l’un contre l’autre. Manon salua tout le monde. Magnier lui répondit en agitant le bras, bien tendu, comme s’il faisait des adieux à un paquebot au bout de l’horizon alors que la petite n’était qu’à trois mètres.