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La séance de courrier fut particulière ce matin-là. Ni Madame ni Andrew n’accordaient de réelle importance à ce qu’ils faisaient, leurs gestes routiniers servant uniquement de prétexte pour se retrouver l’un l’autre. Ils s’épiaient à tour de rôle, en évitant de croiser leurs regards. Bien qu’ils ne veuillent pas se l’avouer, ils appréciaient le moment, ensemble.

En écartant un envoi promotionnel, Madame découvrit une nouvelle enveloppe verte dont l’adresse était écrite à la main. Elle se pencha pour mettre le broyeur en marche. Blake se trouvait face à un cas de conscience. Madame s’apprêtait à glisser la lettre dans la fente de destruction lorsqu’il déclara :

— M’autorisez-vous une remarque ?

Elle suspendit son geste. La lettre n’était qu’à quelques centimètres des lames. Dans la chambre, il n’y eut soudain plus d’autre bruit que celui de la machine qui attendait.

— Ne la détruisez pas, s’il vous plaît.

— Vous avez donc récupéré la totalité de vos facultés… Y compris celle de vous occuper de ce qui ne vous concerne pas.

— J’en ai aussi gagné quelques-unes en plus. J’ignore si c’est le fait d’avoir approché ma mort, mais je suis encore plus convaincu aujourd’hui que rien ne vaut la paix. Il faut la faire tant qu’elle est possible. Les regrets ne servent à rien. Les rancœurs non plus. Seuls le présent et le futur comptent. Nous sommes si fragiles… Comme vous, des êtres me manquent. Comme vous, je vis dans l’ombre de leur absence. Je crois que vous et moi sommes restés très proches de ceux qui nous ont quittés, mais d’autres sont toujours là, et ceux-là ont besoin de nous…

Andrew craignait de trop en dire. Mme Beauvillier agita la lettre, comme pour en évaluer le contenu, puis la posa devant elle. Le broyeur tournait encore.

— Qu’en aurait dit votre femme ? demanda-t-elle avec une étonnante assurance.

— Qu’en dirait votre mari ? répondit-il du tac au tac.

72

— Odile, je vous en prie, faites-moi confiance et répondez. Madame a-t-elle reçu des gens de chez Vandermel Immobilier ?

— Elle a bien eu des rendez-vous. Plusieurs. Mais de là à savoir de qui il s’agissait précisément…

— Vous n’avez rien remarqué ? À votre connaissance, elle n’a rien signé ?

— Andrew, c’est gênant…

— J’en suis désolé, mais c’est important.

— La seule chose dont je sois certaine, c’est que Madame a été convoquée à sa banque. Trois jours après votre accident. Quand elle est sortie de l’agence, elle ne m’a rien dit, mais elle était livide.

Odile ramassa la gamelle intacte de Méphisto et la vida consciencieusement dans la poubelle à compost.

— Toujours aucune nouvelle de votre chat ?

— Ça va faire trois semaines… Certains matins, j’ai l’impression qu’il est venu manger un peu. D’autres fois, je crois entendre l’ouverture de la chatière en pleine nuit. Dimanche dernier, je suis même descendue, mais il n’était pas là. Vous devez me juger stupide de m’en faire autant pour un chat. Il a dû se faire écraser, voilà tout. Ça arrive tous les jours et la télé n’en fait pas pour autant ses gros titres…

— La télé ne parle pas souvent de ce qui compte dans nos vies…

Blake s’approcha pour réconforter Odile, mais elle se détourna.

— Comme une petite fille naïve, je continue à lui préparer son plat… Mais je me suis promis d’arrêter à Noël.

La cuisinière lava le récipient et le replaça délicatement à côté du coussin de l’animal. Elle était au bord des larmes.

— Lui qui aimait avoir chaud, j’espère qu’il n’a pas trop froid là où il est…

Elle renifla, s’essuya les mains et tenta de se ressaisir.

— Madame vous a parlé de son projet pour Noël ?

— Pas encore, nous avions beaucoup de choses à voir…

— Elle veut organiser un repas avec nous tous, Manon, Philippe, vous et moi. Je crois qu’elle a aussi envisagé d’inviter Justin.

— Vous avez dit « Philippe »…

Odile devint rouge comme une tomate.

— Et alors ? Je vous appelle bien Andrew ! Et quant à ce repas, M. Magnier m’a dit que c’était déjà une tradition au temps où le mari de Madame était encore là.

— M. Magnier ?

— Arrêtez, gronda Odile. Vous ne pensez pas que je suis assez malheureuse comme ça ? On vous a cru mort et j’ai perdu mon chat. J’ai pleuré pendant des heures. Et vous, à peine rentré, vous recommencez à me torturer…

— Vous m’avez aussi beaucoup manqué, Odile. Énormément, même. Et je vous promets que bien qu’ayant rêvé de votre cuisine à chaque repas, ce n’est pas elle qui m’a fait le plus défaut. Découvrir Jerry auprès de moi m’a ému à un point que vous ne pouvez imaginer. À la fois parce qu’il était là et parce qu’il n’y avait que vous pour avoir une aussi jolie attention.

Il s’approcha d’elle et l’embrassa sur le front.

— Merci.

73

Ayant à peine refermé les portes du petit salon derrière elle, Odile souffla pour évacuer la pression. Elle était écarlate, les mains crispées sur son plateau. Andrew ne l’avait jamais vue si proche de l’explosion. En boitant légèrement, il la suivit jusque dans l’office.

— À en juger par votre état, Mme Berliner est manifestement très en forme…, ironisa-t-il. Qui est cette fois victime de sa langue de vipère ?

— Quelle honte ! éclata la cuisinière, très remontée. Cette vilaine femme a le culot de venir en portant une bague que Madame lui a vendue voilà à peine deux semaines. Elle avait pourtant bien vu que s’en séparer lui fendait le cœur, ce qui ne l’avait pas empêchée de négocier le prix. Et aujourd’hui, elle se pointe en l’exhibant… Vous vous rendez compte ? Et ça donne des leçons ! Et ça se dit du grand monde !

— Vous êtes certaine de ce que vous avancez ?

— Absolument. C’est une belle émeraude, offerte par M. François. Je l’ai nettoyée plusieurs fois. Pauvre Madame… Ça me révolte. Vous avez bien fait de l’électrocuter, l’autre vieille bique.

— Je vais reprendre le service.

— C’est inutile. Ne vous en faites pas, je sais me tenir. Les médecins ont dit que vous deviez reposer votre jambe.

— Un peu d’exercice ne me fera pas de mal…

Lorsqu’il entra dans le salon avec du café chaud et d’autres petits gâteaux, ni l’invitée ni Madame ne se rendirent compte qu’il avait pris la place d’Odile. L’une était trop occupée à asséner ses avis définitifs et l’autre était abasourdie, incapable de répliquer.

— Laissez-moi rire. Je suis surprise que vous vous laissiez attendrir par une banale histoire d’amour entre une femme de chambre et un petit employé d’usine. On dirait un mauvais téléfilm pour ménagères…

Blake déposa le plateau sur la table basse. En le reconnaissant, Mme Berliner réagit :

— Quelle surprise ! On vous disait souffrant. J’ai appris pour votre accident. Il faut faire attention où vous mettez vos pieds, mon ami, surtout à votre âge…

Andrew ne broncha pas.

— Souhaitez-vous un peu plus de café ? demanda-t-il avec déférence.

Blake avait toujours procédé ainsi avec les gens dangereux. Il les laissait avancer, se découvrir, croire qu’ils avaient le dessus. Il prenait garde de ne pas se laisser entraîner dans leur jeu de provocation. Il les jaugeait, sans jamais les sous-estimer. La vie lui avait appris qu’il n’y a pas de petits adversaires et que celui qui se croit plus fort est souvent celui qui perd.

— Ceci dit, ajouta Mme Berliner, je ne suis pas mécontente que vous ayez remplacé l’autre, parce qu’elle fait preuve de bien peu de grâce dans son service…