— Merci, madame.
Malgré le manque de lumière, Blake put distinguer chez sa patronne, à la faveur de certains de ses mouvements, un port de tête assez fier, une coiffure soignée, des gestes précis. Et pourtant, il y avait quelque chose de las dans son attitude. Sa voix mélodieuse et cadencée paraissait bien plus jeune que son âge — Richard lui avait dit qu’à quelques mois près, ils avaient le même.
— On m’a laissé entendre que vous connaissiez la France, mentionna-t-elle.
— J’ai eu l’occasion d’y faire de fréquents séjours. Ma femme était française. Je n’étais pas revenu depuis sa disparition.
— J’en suis navrée.
Elle enchaîna directement :
— Odile, que vous avez déjà rencontrée, vous expliquera l’organisation de la maison et ce que sera votre service. Je ne vous demande pas de porter l’uniforme, mais la chemise avec cravate est de rigueur. Vous serez de repos chaque lundi. J’insiste sur l’importance de la ponctualité. Vous verrez que c’est une maison tranquille. Nous ne recevons pas énormément. Et maintenant, je vais vous demander de me laisser, d’autres occupations m’attendent. Si vous avez des questions, posez-les à la cuisinière.
— Bien, madame.
Andrew se leva pour prendre congé. Au moment où il allait sortir, Mme Beauvillier l’interpella :
— Monsieur Blake ?
— Oui, madame.
— Aujourd’hui, vous avez été accueilli au manoir par le perron principal. Ce sera la seule fois. Les employés utilisent la porte de service, située sur le côté ouest, ou plus fréquemment celle de la cuisine, derrière.
Andrew encaissa sans broncher.
— C’est noté, madame.
— Bienvenue chez nous.
6
L’agencement du manoir était aussi complexe que son architecture extérieure le laissait supposer. En redescendant seul, Andrew faillit se perdre. Il hésita, tourna, revint sur ses pas et finit par se retrouver avec soulagement à la porte de ce qui semblait être l’office. De dos, Odile s’affairait à remplir un sucrier. Une belle lumière émanait de la fenêtre et d’une porte à petits carreaux donnant sur l’extérieur. Andrew entra. En l’entendant, la cuisinière se retourna vivement.
— Ici, c’est mon domaine, lança-t-elle. Personne n’entre sans ma permission.
Blake se figea.
— Je n’ai rien de personnel contre vous, continua-t-elle. Je crois simplement que nous n’avons ni les moyens, ni le besoin réel de vos services. Mais je ne suis pas la patronne, sauf dans cette pièce.
Andrew recula jusqu’au seuil. Odile posa le couvercle du sucrier et s’essuya les mains sur son tablier.
— Toujours pas soif ? demanda-t-elle.
— Je veux bien un verre d’eau fraîche, s’il vous plaît.
La femme se dirigea vers le grand frigo et en sortit une carafe. Elle revint vers la longue table qui s’étirait au centre de la pièce et l’y posa, ainsi qu’un verre.
Elle tourna la tête vers Andrew.
— Eh bien, entrez, je ne vais pas vous manger.
— Vous venez de me dire…
— Je préfère que les choses soient claires, c’est tout.
— Elles le sont.
Odile tira une chaise et prit place. Andrew balaya la pièce du regard. Une impressionnante gazinière occupait tout le foyer d’une ancienne cheminée. Les murs étaient couverts d’étagères et d’ustensiles surplombant des plans de travail très modernes et des placards bas. L’ensemble était méthodiquement ordonné. Rien ne dépassait, pas même les torchons, impeccablement pliés sur la barre du fourneau. Andrew remarqua soudain un magnifique chat angora couché en sphinx au pied de l’appareil. L’animal au pelage caramel zébré de nuances plus sombres avait les yeux fermés et le museau légèrement relevé, comme s’il humait l’air.
— Il s’appelle Méphisto, déclara Odile avec fierté.
— Il est très beau.
— N’essayez pas de le caresser, il déteste ça. C’est un sauvage. Je suis la seule qu’il accepte.
Odile lui servit à boire et reprit :
— Madame vous a expliqué ?
— Elle a dit que vous le feriez…
— Alors allons-y. À présent, nous sommes donc quatre au service de Madame. Ici, je m’occupe des repas et j’aide Madame pour tout ce qui est personnel. Tous les matins, une jeune fille vient pour le ménage, la lessive et le repassage. Elle s’appelle Manon, vous la rencontrerez demain. À l’extérieur, il y a le régisseur, qui habite à l’autre bout du domaine, dans le pavillon de chasse. Il ne s’occupe de rien dans la maison, mais tout ce qui est au-dehors relève de sa responsabilité. Des questions ?
— Qu’attendez-vous de moi ?
— D’après ce que j’ai compris, vous allez prendre en charge le secrétariat de Madame, son courrier et toutes ces choses. Vous ferez aussi le service quand elle reçoit. C’est également vous qui lui repasserez son journal.
Andrew crut avoir mal compris.
— Vous voulez dire « passerez son journal » ?
— Non, j’ai bien dit « repasserez ». Je vous montrerai demain. Elle l’attend pour 7 heures précises, avec son petit déjeuner. Je prépare son plateau, vous le montez. Ensuite, je l’aide à s’habiller. Pour votre premier jour, je resterai avec vous et nous verrons ensemble, étape par étape. Vous souhaitez sans doute voir votre chambre ?
Andrew se dépêcha d’avaler son verre d’eau : Odile était déjà sortie de la pièce.
7
Plus on s’élevait dans les étages, plus les escaliers devenaient étroits et raides. Andrew peinait à porter sa valise en suivant Odile, qui lui détaillait les lieux.
— Au rez-de-chaussée, Madame reçoit surtout dans le petit salon. Le grand sert pour les repas mais elle n’en organise plus depuis longtemps. Elle n’aime pas que l’on aille dans la bibliothèque. Au premier, ce sont ses appartements et d’autres pièces qui ne servent plus. À partir du deuxième et au-dessus, elle ne monte jamais. Il y a l’ancien bureau de Monsieur.
— Vous l’avez connu ?
— Non, je suis entrée au service de Madame voilà huit ans et je crois que lui est mort au moins trois ans avant. Et vous, comment vous retrouvez-vous à travailler ici ?
La question directe surprit Andrew, qui ne maîtrisait pas encore bien son mensonge. Essoufflé, il improvisa :
— Ma précédente patronne est décédée. Il a fallu que je retrouve du travail.
— Pas assez d’économies pour prendre votre retraite ?
— Le système social est différent en Grande-Bretagne…
— C’est ce que j’ai entendu dire, oui. Beaucoup de choses y sont différentes d’ailleurs…
Ils arrivèrent au troisième étage.
— Voici notre royaume, fit Odile en désignant un long couloir étroit et biscornu jalonné de portes. Ma chambre est par là. Vous allez vous installer à l’autre extrémité. Le reste des pièces est rempli de bric-à-brac. Personne n’y met jamais les pieds. Nous sommes avec les vieilleries, mon cher monsieur.
Odile entraîna le nouveau venu vers ses quartiers.
— C’est amusant, nota Andrew : en France, vous mettez toujours les domestiques dans les étages les plus hauts, au-dessus. Chez nous en Angleterre, nous les mettons au sous-sol, en dessous. Je trouve paradoxal que des serviteurs habitent encore plus haut que leurs maîtres…
Odile fit volte-face et fixa Blake d’un regard sévère.
— N’oubliez pas que nous avons fait la révolution. Chez nous, votre reine n’aurait plus de tête depuis longtemps… C’est par là.
Odile reprit sa marche. Sur un ton apaisé, elle annonça :
— Votre chambre n’est pas grande, mais la vue est belle. Vous avez une petite salle de bains et des toilettes. Étant donné l’état de la plomberie, si vous ne voulez pas finir sous une douche glacée, il vaut mieux nous mettre d’accord pour ne pas la prendre au même moment. Vous êtes plutôt du soir ou du matin ?