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En versant le café à Mme Berliner, Blake fixait la bague. Elle était sobre, élégante, étincelante, tout ce que n’était pas celle qui la portait aujourd’hui. La femme fit un signe pour signifier qu’elle était assez servie. Elle engloutit un petit gâteau et reprit :

— Pour en revenir à votre femme de chambre, méfiez-vous. Toute à ses vertiges d’écervelée, elle risque de se montrer moins courageuse à la tâche. Il devient d’ailleurs de plus en plus difficile de se faire servir. Tout ça pour une vulgaire histoire dégoulinante de bons sentiments qui ne finira même pas chez l’avocat par manque de revenus ! Et quand il y a des enfants par là-dessus, c’est nous qui payons les prestations sociales dont ils raffolent !

Blake croisa le regard de Mme Beauvillier. Ayant sans doute deviné les intentions d’Andrew et la demande qu’il lui faisait implicitement, elle donna son consentement d’un léger mouvement du menton.

Blake reposa la cafetière avec des gestes mesurés et fixa Mme Berliner jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus l’ignorer.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

— Parce qu’il est assez rare d’en voir une aussi belle…

— Expliquez-vous.

— Pour qui vous prenez-vous ? demanda Blake d’une voix étonnamment calme.

— Pardon ?

— Vous ne comprenez pas votre propre langue ?

Mme Berliner jeta un coup d’œil affolé à la maîtresse de maison, qui continua à déguster son café comme si de rien n’était.

— Je ne sais pas dans votre pays, mon ami, fit la femme en plissant le nez, mais en France, les domestiques…

— Je ne suis pas votre ami. Je vous entends mépriser, condamner, et je me demande qui vous êtes pour vous le permettre. Est-ce le seul moyen que vous ayez trouvé pour vous gonfler d’importance ? Vous avez un avis sur tout, et toujours négatif. Personne ne trouve grâce à vos yeux. Qu’êtes-vous capable de défendre et de promouvoir, à part votre vanité et votre orgueil ? Pour les gens comme vous, l’amour est de la guimauve, la gentillesse est une preuve de faiblesse, et dire des choses simples est un manque de culture.

— C’est scandaleux. Personne ne m’a jamais parlé comme ça !

— Et c’est sans doute votre drame. Quelques petites leçons vous auraient ouvert l’esprit et décoincé votre royal popotin.

— Pardon ? Nathalie, dites quelque chose !

Mme Beauvillier prit une mine compatissante.

— Quand il est dans cet état-là, je préfère me taire. Il me fait peur…

Blake se pencha sur Mme Berliner, qui eut un mouvement de recul. Il s’approcha encore, jusqu’à l’obliger à s’enfoncer dans les coussins du canapé.

— Alors, plus de remarque assassine ? Plus de bon mot qui torpille ? Où sont vos jugements péremptoires ? À quoi vous sert votre cynisme ? D’habitude, vous vous en sortez parce que personne n’ose vous répondre. Cela ne signifie pas pour autant que personne ne pense… Même les domestiques peuvent appuyer là où ça fait mal. Au fond, je vous plains, parce que vous devez avoir une vie qui vous ressemble, froide, pleine d’aigreur et stupide. Vous passez votre temps à détruire, à dénigrer, à salir tout ce que vous ne pouvez pas comprendre. Vous auriez dû voir la « femme de chambre » et le « petit employé d’usine », ils étaient magnifiques. Ils étaient riches d’un trésor que vous ne trouverez jamais en vous comportant comme vous le faites. Pour vous, les gens qui ont du cœur sont des naïfs et vous prenez un malin plaisir à les blesser pour vous sentir supérieure. Vous êtes un parasite qui se maintient en vie aux dépens des sentiments et des espoirs des autres. Vous n’êtes qu’une vilaine tique qui empoisonne le sang de ceux à qui elle s’accroche.

Blake parlait doucement, mais chaque mot se détachait. Il n’était qu’à quelques centimètres de son interlocutrice, qui balbutia :

— J’ai toujours essayé d’aider cette maison et en récompense, on m’insulte…

— Puisque vous n’avez plus le dessus, vous jouez les victimes. Cela ne me surprend pas. En général, la lâcheté est livrée avec la bêtise. Quant à votre notion de ce qu’est une aide, il va falloir réviser vos standards. Il n’y a de toute façon plus rien à négocier ici. Maintenant, je vous demande de sortir. Ce n’est pas le laquais qui l’exige, mais l’homme. Arrêtons les petits jeux sociaux, les codes qui vous arrangent, et revenons aux basiques. Par quelle perversion notre époque vous place-t-elle au-dessus de gens qui, comme Odile, valent cent fois mieux que vous ? Dehors. Vous connaissez le chemin. Ne remettez jamais les pieds au domaine.

Mme Berliner se leva d’un bond et ne demanda pas son reste.

— Un dernier conseil, lui lança Andrew : méfiez-vous en touchant la grille et faites attention au verglas. À votre âge, ça ne pardonne pas…

74

Après les derniers échanges de mails avec Richard et Heather, Blake monta enfin se coucher. À son étage, il trouva la porte de la chambre de Manon grande ouverte. La jeune femme lisait, étendue sur son lit.

— Tu ne dors pas ?

— Je n’y arrive pas. J’ai l’impression de sentir le bébé qui commence à bouger.

— Tu t’inquiètes peut-être aussi pour les résultats de ton concours…

— Forcément.

— Quand dois-tu les avoir ?

— La semaine prochaine, la veille de Noël.

— Ton intuition ?

— J’ai peur, mais j’aimerais bien que ça marche. Ce serait un beau cadeau…

— Tu peux toujours demander aux lutins du père Noël, mais ils n’y pourront rien.

— Dites-moi, c’est vrai ce qu’Odile m’a confié ? Madame va pouvoir vous garder ?

— Tu sais des choses que j’ignore. Elle ne m’a rien dit jusque-là. Mais puisque nous en sommes aux confidences, puis-je te demander un nouveau service « un peu spécial » ?

— Tout ce que vous voulez.

Blake vérifia que le couloir était désert et baissa la voix :

— Lorsque nous dînerons tous ensemble mardi prochain, j’aimerais que tu fasses quelque chose.

— Quoi ?

— Un gros malaise.

— Pourquoi je ferais ça ?

— Parce qu’étant le seul à avoir le permis, c’est moi qui t’emmènerai à l’hôpital pour un examen.

— Vous n’avez pas envie de dîner avec tout le monde ?

— Bien sûr que si, mais je voudrais surtout qu’Odile et Philippe se retrouvent en tête à tête, histoire d’aider un peu le destin…

Manon comprit aussitôt.

— Et si Madame descend ?

— Elle est d’accord pour ne pas quitter ses appartements.

— Elle a accepté ça ?

— Tout à fait.

— Et vous lui avez dit pourquoi ?

— Bien sûr !

Manon agita l’index comme pour réprimander un enfant.

— Vous êtes un drôle de bonhomme, monsieur Blake. Mais vous pouvez compter sur moi. Il va être balaise, le malaise…

— Ne leur coupe quand même pas l’appétit…

Prenant une voix artificiellement grave, Manon déclara :

— Pendant cette mission, si vous-même ou l’un de vos complices était capturé, nous nierions avoir eu connaissance de vos agissements, et Odile vous flanquera un grand coup de poêle pour incitation à la débauche…

Cette nuit-là, dans sa chambre, Blake ne trouvait pas le sommeil. Par la fenêtre, il contemplait le parc enneigé. Le paysage baigné d’un clair de lune bleuté lui rappelait ces cartes de Season’s Greetings que sa mère l’obligeait à envoyer à toute la famille. La neige des illustrations désuètes était rehaussée de paillettes qui se collaient partout et dont le jeune garçon mettait des jours à se débarrasser.