Blake vint s’asseoir sur son lit. Il saisit la photo sur sa table de nuit. Depuis combien de temps n’avait-il pas vu sa fille ? Depuis combien de temps la fuyait-il ? Par quel paradoxe se prive-t-on de ceux que l’on aime le plus ? Sans doute à cause des pires douleurs, celles que l’on s’inflige à soi-même… Depuis que, à la suite de son accident, il avait pris la décision d’aller la voir pour lui parler, Andrew comptait les jours. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas été impatient à ce point. Heather lui avait déjà réservé un billet d’avion. Il comptait profiter de Noël pour appeler Sarah et lui annoncer sa venue. Comment allait-il lui présenter la chose ? Qu’allait-il lui dire ? Était-il encore temps ? Et si elle refusait ?
Au milieu de la nuit, alors que son esprit embrumé flottait doucement entre rêves et questions d’intendance, un bruit tira Blake de son demi-sommeil. Il lui sembla avoir entendu un frottement. Andrew crut d’abord que ses facultés auditives lui jouaient des tours, mais le phénomène se reproduisit.
« Des termites. Ce manoir est donc vraiment maudit… »
Il tendit l’oreille, cherchant à localiser la source du son mystérieux. Il monta debout sur son lit, puis sur sa chaise, et même sur sa table pour vérifier si l’espèce de grattement ne provenait pas de la charpente. La tête collée au mur, il longea ensuite les cloisons de la pièce. Le bruit cessait. Puis reprenait. Immanquablement, il s’arrêtait dès qu’Andrew s’y intéressait de trop près. Blake retourna se coucher, essaya de s’endormir, et comme un esprit farceur qui n’attendrait que ça, le son recommença. Au bout d’une heure, énervé, Blake s’assit dans son lit. Il était désormais parfaitement réveillé. Il n’aurait pas de repos avant d’avoir résolu l’énigme. Il se leva à nouveau. Comme un chasseur à l’affût, Blake attendit. Le petit bruit ne tarda pas à revenir. Blake reprit sa traque. Elle l’amena rapidement dans le couloir où, sur la pointe des pieds, sa lampe électrique à la main, il explora. Les souris avaient très bien pu faire leur nid dans les débarras du fond, remplis de vieilles affaires et de meubles au rebut. Blake savait qu’au moindre bruit, les rongeurs risquaient de ne plus bouger jusqu’à la nuit suivante. Il songea à la tête d’Odile si elle apprenait que sa phobie avait élu domicile si près de sa chambre… Blake l’imagina s’enfuyant en courant dans la neige, pieds nus, en chemise de nuit, hurlant les bras tendus vers le ciel…
Les frottements se faisaient de plus en plus nets. Il approchait du but. Le son provenait manifestement d’un des débarras dont la porte était entrouverte. Andrew masqua la lumière de sa torche et poussa la porte. Aucun doute, ça bougeait. Il éclaira très progressivement.
Malgré tout ce qu’il avait déjà vu dans sa vie, cette nuit-là, Andrew Blake resta scotché.
75
— Odile, réveillez-vous ! répéta Blake à voix basse en frappant doucement.
La cuisinière finit par ouvrir sa porte, tout ensommeillée.
— Que se passe-t-il ?
— Sympa, la chemise de nuit…
— C’est pour me dire ça que vous me sortez du lit ? Vous avez bu ?
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour vous.
— Franchement, Andrew, il est 3 heures du matin. J’espère que vous avez une bonne raison de me réveiller… Madame est malade ?
— La bonne nouvelle, c’est que vous allez enfin revoir votre chat. La mauvaise, c’est que c’est un transsexuel…
Le débarras était un capharnaüm de meubles et de bagages empilés. À elle seule, cette pièce aurait pu constituer un musée de la valise. Il y en avait de toutes tailles, en carton, en plastique, en cuir ou à roulettes. Il y avait même des malles. Précédant Odile, Blake promenait le faisceau de sa lampe comme un projecteur sur l’enceinte d’une prison, à la recherche des fugitifs…
— Il ne faut pas leur faire peur, recommanda Andrew.
— Si c’est une blague…
— C’en est une, mais pas de moi. Vous n’aurez qu’à vous expliquer avec votre « chat »…
Entre deux valises, le rayon lumineux accrocha des petits yeux qui disparurent aussitôt. Quand la lumière révéla ce qui se trouvait sur le plancher, Odile écarquilla les yeux et poussa un cri.
— Mon Dieu, Méphisto !
L’animal était voluptueusement allongé au milieu d’un nid douillet fait de chaussettes et d’un gilet en mohair. Deux chatons étaient en train de téter.
Blake ironisa :
— Celui qui vous a dit que c’était un chat vous a menti.
— Mais qu’est-ce que j’en savais ? Je n’y connais rien, moi. En plus avec les angoras, pour vérifier… J’allais pas lui mettre un microscope aux fesses !
— Vous avez une idée pour les prénoms des petits ?
— Ne vous foutez pas de moi. Qu’est-ce qu’on va faire de cette ménagerie ? Et d’abord, ils sont combien ?
— J’en ai compté quatre, mais dans ce labyrinthe… Vous pouvez toujours ouvrir un cirque, tout petit, avec de mini tigres. Regardez celui-là, la bouche pleine de lait, qui montre ses petits crocs en croyant nous faire peur…
— N’empêche, il n’avait pas grossi. Il était juste enceinte.
— Il est d’ailleurs toujours aussi belle et ce qui était censé être son poil d’hiver court en crabe en jouant avec tout ce qui pendouille…
Avec précaution, Odile s’avança vers Méphisto. Les petits détalèrent aussitôt. Elle s’agenouilla et caressa l’animal, qui leva la tête vers elle.
— Je suis quand même rudement heureuse de te retrouver, mon… ma fille. Je me suis inquiétée, tu sais.
Méphisto miaula et se mit à ronronner.
— Alors tu nous as fait des petits ? Mais ce n’est pas la saison, pourtant…
— Quand je pense que vous avez accusé Youpla de l’avoir dévoré !
— J’étais désespérée.
— Eh bien, ne le soyez plus. J’espère seulement que votre proverbe est faux…
— Quel proverbe ?
— Un de perdu, dix de retrouvés.
76
— Pile poil ! s’exclama Magnier en constatant que la pointe du grand sapin effleurait juste le plafond du salon.
— Il est plus haut que celui de l’école ! s’enthousiasma Yanis.
Le jeune garçon avait aidé le régisseur et Blake à couper l’arbre dans les bois du domaine et à le rapporter jusqu’au manoir. Il se tourna vers Andrew.
— Alors c’est sûr, je vais pouvoir offrir une super télé à ma mère pour Noël ?
— Nous n’avons qu’une parole, mon grand, répondit celui-ci. Tes résultats étant ce qu’ils sont, tu l’as bien mérité.
— Mais attention, ajouta Magnier, si ta moyenne descend, on la reprend.
— C’est pas vrai, vous ferez pas ça !
— Non, bien sûr, tu seras juste privé de Youpla.
Blake recula pour admirer l’arbre. Son parfum embaumait déjà la pièce. Philippe et lui assurèrent la fixation du pied dans une grosse bûche percée. Manon arriva avec deux cartons qu’elle posa sur le plancher.
— J’ai trouvé de quoi le décorer. Il y a de tout, des boules, des guirlandes…
Yanis plongea avec ravissement dans les boîtes, fouillant dans les décorations multicolores, et demanda :
— Quand on aura fini, j’aurai le droit de voir les petits chats ?
— Odile t’emmènera là-haut tout à l’heure, répondit Manon. Pour le moment, elle est occupée.
— Occupée au point de ne pas venir voir le sapin ? s’étonna Blake.
— Elle est avec Madame…, répondit Manon, évasive.