Le malaise de la jeune femme alerta Blake, qui insista :
— Vous avez une idée de ce qu’elles font ?
— Je ne sais pas…
— Elles ne sont pas en rendez-vous, au moins ?
— Si Madame sait que je vous ai parlé, elle m’en voudra beaucoup.
— Quand sont-ils arrivés ?
— Juste après votre départ chez Philippe pour choisir le sapin.
Blake vérifia sa montre.
— Ils sont donc là depuis bien plus d’une heure. Ils sont deux ?
— Andrew, s’il vous plaît, ne m’obligez pas…
— En costume sombre.
— Ils n’ont même pas retiré leur manteau, ils sont repartis avec Madame et Odile dans le parc.
Le sang de Blake ne fit qu’un tour.
— Ils sont venus la faire signer !
Andrew se tourna vers Philippe.
— S’il te plaît, descends chez toi prendre ton fusil et rejoins-moi au grand portail. Ils ne doivent pas repartir avec le compromis de vente.
— O.K. J’ai compris. Si tu veux, je joue le mauvais flic et tu seras le bon flic.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je fais le gros méchant, toi tu restes calme, comme ça, ils seront plus enclins à négocier avec toi.
— Why not ?
La voiture des visiteurs était toujours garée devant l’entrée du domaine. Derrière la grille, Andrew la regardait en tournant comme un lion en cage. Philippe arriva en courant, le fusil en bandoulière, avec Youpla qui faisait le fou dans la neige.
— Pourquoi as-tu amené le chien ?
— Je me suis dit que ça serait plus impressionnant.
— Tu lui as mis une muselière ?
— Ça fait chien de garde. Sinon, il aurait été capable de leur apporter un bâton ou d’essayer de leur lécher la figure…
Blake releva les yeux vers le parc.
— Je me doutais qu’elle préparait un coup dans ce genre-là.
— Tu crois que Madame leur a vendu la parcelle pour le lotissement ?
— Quoi d’autre ? Elle ne parle plus de ses problèmes d’argent. Elle a même envisagé de faire refaire les salles de bains.
— C’est pas bien ?
— Je me suis renseigné sur eux. Vu leurs méthodes et le besoin urgent qu’elle avait d’argent, je te parie ce que tu voudras qu’ils ont abusé de sa situation. Et comme elle a tout géré toute seule dans son coin, elle a dû se faire avoir en beauté…
— Mais si elle ne vend pas, elle retombe dans la mouise ?
— On trouvera une solution. Il existe forcément d’autres moyens que cette escroquerie. Je me demande si la banque n’a pas joué un rôle en faisant pression…
— Tu crois vraiment ?
— Tu n’imagines pas ce dont certains sont capables pour autant d’argent… Pour le moment, on empêche ces requins de manger Nathalie. Ton fusil est chargé ?
Philippe passa la bandoulière par-dessus sa tête et brandit l’arme.
— Je me suis dit que si ça tournait au vinaigre, on pourrait toujours tirer en l’air pour les effrayer.
— Ne prends aucun risque. On récupère les papiers, on ne tue personne.
— T’es vraiment un drôle de gars, Andrew…
— Comment dois-je le prendre ?
— Bien, mais quand même. Tu te renseignes sur des sociétés, tu en sais plus que moi sur Madame alors que je suis arrivé des années avant toi… Dis-moi… Tu as toujours été majordome ?
— À toi je peux bien l’avouer, j’ai aussi été danseuse étoile et marchande de poissons. Tiens-toi prêt, ils arrivent.
77
Au loin, dans le parc enneigé, le quatuor s’était scindé. Madame et Odile avaient pris la direction du manoir tandis que les deux hommes revenaient à leur voiture en riant. Ils approchaient de la grille quand Blake et Magnier firent irruption de derrière un massif de thuyas. Le régisseur tenait ostensiblement son fusil et agitait la laisse pour animer Youpla, qui avait ainsi l’air de vouloir bondir alors que la pauvre bête n’était que secouée.
— Bonjour, messieurs, lança Blake d’une voix grave.
Surpris, les deux hommes marquèrent le pas.
— Nous étions en rendez-vous avec la propriétaire, Mme Beauvillier. Vous êtes les gardes-chasses ?
— On peut voir ça comme ça.
L’un des deux agents immobiliers désigna la luxueuse berline garée à l’extérieur du portail.
— Désolés si on vous a gênés, on s’en va tout de suite.
Il chercha à ouvrir la petite grille, mais elle était verrouillée. Il recula d’un pas. Blake passa à l’offensive.
— Si Mme Beauvillier vous a signé des papiers, je vais vous demander de me les remettre.
Les deux hommes se regardèrent, amusés autant que déconcertés.
— Cela ne vous concerne pas, répondit le plus âgé avec un air méprisant. Bonne journée.
— Je vous le redis, messieurs, si Madame vous a signé des documents, merci de me les donner. Personne ne sortira d’ici avant.
Magnier agita un peu plus Youpla et fit cliqueter la gâchette de son arme.
— C’est une menace ? demanda l’un des commerciaux.
— C’est une promesse, répliqua Andrew.
Le plus âgé se mit à rire. Le plus jeune commençait à se poser des questions.
— On ne sait même pas qui vous êtes, lança-t-il. Si vous ne voulez pas de problème, je vous conseille de nous laisser partir sans histoire.
— Vous n’avez pas compris, rétorqua Blake. C’est vous qui allez avoir des problèmes si vous ne me donnez pas ce que je demande. Remettez-moi les documents et vous pourrez partir d’ici tranquilles, libres d’aller faire vos petites affaires ailleurs.
— Nos « petites affaires » ne regardent que nous. Laissez-nous passer ou on porte plainte en plus de vous faire virer.
Les deux agents immobiliers n’étaient pas décidés à se laisser impressionner. Étant donné l’accord qu’ils avaient sans doute arraché, il y avait de quoi.
— Assez rigolé, vous ouvrez cette grille maintenant.
Blake s’avança lentement.
— Nous connaissons parfaitement vos méthodes, fit-il en fixant le plus âgé droit dans les yeux. Nous ne vous laisserons pas abuser de la faiblesse de Madame.
L’homme adressa une tape complice à son jeune collègue.
— T’as vu, le garde-chasse est aussi un espion international. Normal, il a l’accent anglais.
Il se tourna ensuite vers Blake et ajouta, goguenard :
— Laisse-moi te dire un truc : la propriétaire a signé et, que ça te plaise ou non, ce qu’elle nous a vendu est désormais notre propriété. Il va falloir t’y faire, mon pote. Tu poseras tes collets dans une autre forêt. Sans rancune.
À son tour, Magnier fit un pas en avant. Youpla avait dû sentir l’ambiance évoluer parce qu’il regardait désormais les deux visiteurs en grognant.
Avec un sourire provocateur, le plus âgé désigna l’ouest du parc.
— Profite bien de ton paysage enneigé, camarade, parce que dès que ça dégèle, tu verras passer les pelleteuses et, dans six mois, vous aurez de nouveaux voisins.
— Vous êtes contents de votre coup, gronda Blake. Vous avez fait l’affaire du siècle.
— On ne se plaint pas, répondit l’autre en rigolant.
— Votre métier, c’est arnaquer ceux à qui vous achetez pour ensuite arnaquer ceux à qui vous vendez.
— Rien ne m’oblige à discuter avec toi. Ouvre cette saleté de grille.
— À quoi servez-vous ? À qui êtes-vous utiles ?
— Je ne philosophe pas avec le petit personnel, surtout quand il est mauvais perdant…
Avant même que les commerciaux aient pu essayer d’ouvrir la grille, Blake arracha le fusil des mains de Magnier et le planta sous la gorge du plus vieux.