— Donne-moi ce contrat maintenant, espèce d’orifice d’anus !
Magnier intervint :
— Andrew, calme-toi, il est chargé. Et puis en français, on dit plutôt « trou du cul ». Orifice d’anus, c’est trop technique. Mais au fait, c’est moi qui étais censé jouer le mauvais flic…
L’agent immobilier ne bougeait plus. Il soutenait le regard de Blake et lui souffla :
— Tu te crois au Far West, pauvre plouc ? Ça va te coûter tout ce que t’as.
Avec une surprenante rapidité, Blake arma le fusil et tira un coup vers la voiture. Les vitres volèrent en éclats et les portières furent criblées d’impacts. La détonation résonna aux alentours, roulant dans les collines.
— Tu crois que tuer un parasite dans ton genre me pose un problème ? Réfléchis bien. Pourquoi limiter la libre entreprise à ce qui vous arrange ? Je t’en colle une et après je découpe ton corps en petits losanges que je donne à manger au chien… Regarde ta bagnole, pauvre crétin, c’est à ça que ta tête de rat va ressembler si tu ne me donnes pas ce que je t’ai demandé.
Blake réarma le fusil. L’homme avala sa salive.
— Andrew, s’inquiéta Magnier, t’es tout rouge. Tu vas pas le buter au moins ? Remarque, je connais un endroit où on peut enterrer les corps. Même leurs pelleteuses ne les retrouveraient pas.
Le plus jeune paniqua d’un coup et prit la fuite à travers l’étendue enneigée, abandonnant son collègue et la sacoche.
— On peut discuter…, tenta l’homme à la voix déformée par le canon qui lui défonçait la mâchoire.
— Tu espères m’acheter ?
— Combien tu veux ?
— Tout le contrat. Ensuite tu disparais.
Magnier intervint :
— Il veut dire que tu aboules les papelards fissa et après tu te casses, pauvre bouffon.
— Et si tu racontes quoi que ce soit à Mme Beauvillier, je te jure que je te retrouve et que tu me le paieras, c’est compris ?
Magnier était tout excité.
— Il veut dire que si tu baves quoi que ce soit à la patronne, on te retrouve et on te crève, capisce ?
Cette fois, l’homme avait vraiment peur.
— Vous êtes complètement cramé, chevrota-t-il. C’est pas une négociation, c’est du vol.
— Venant d’un spécialiste, c’est un très beau compliment. Merci. Donne-moi les contrats. Sinon, ta tête aura un toit ouvrant comme la voiture de sport que tu rêves sûrement d’avoir.
L’homme jeta la sacoche dans la neige. Magnier la ramassa aussitôt et l’ouvrit. Prudent, Blake fouilla le type.
— Vous permettez ?
Le commercial leva les mains.
— J’ai la promesse de vente, triompha Magnier. Et un contrat de cession. Bingo ! Tu avais raison !
Blake baissa son fusil.
— Va dire à ton courageux complice que ce genre d’arme n’a que deux cartouches. Mais il ne sait peut-être pas compter jusqu’à deux. Tu serais mort, pas lui.
Lorsque la voiture des agents immobiliers démarra en trombe, Magnier et Blake leur adressèrent un petit signe de la main, comme s’ils disaient au revoir à des amis.
— Je crois qu’il s’est fait dessus, commenta Philippe. À un moment, j’ai bien cru que tu allais vraiment lui exploser la tête.
— Il me donnait ces papiers ou je les prenais sur son cadavre. Pas un mot à Madame et rappelle-toi : si la police débarque, on nie en bloc.
Les deux hommes s’engagèrent sur le chemin du retour. La neige étouffait le bruit de leurs pas. Le temps était calme, comme si l’hiver se tenait tranquille pour ne pas gêner les derniers préparatifs de Noël. Les flocons n’allaient sans doute pas tarder à tomber à nouveau.
— Philippe ?
— Oui.
— Qu’est-ce que ça veut dire, « complètement cramé » ?
78
Installés côte à côte dans le canapé, silencieux, Odile, Manon, Andrew et Philippe regardaient le sapin clignoter dans l’obscurité. Les guirlandes lumineuses éclairaient leurs visages de lueurs multicolores changeantes. Ils étaient fascinés par l’arbre qui se redessinait sans cesse au gré des illuminations. Nichés au creux des branches décorées, d’innombrables petits mondes féeriques apparaissaient au rythme des lampes, enflammant l’imagination ou ravivant de purs souvenirs d’enfance. Jouant sous les branches basses, un chaton essayait d’attraper une boule rouge pendant que deux de ses frères et sœurs s’amusaient de l’autre côté avec une guirlande dorée. La ménagerie avait adopté la pièce comme terrain de jeu. Avec application, Philippe dégagea une à une les griffes d’un joli petit félin tigré qui s’intéressait de trop près à son pull préféré. Profitant d’un moment de répit, Méphisto dormait, blottie sur les genoux d’Odile.
— Moi, murmura Manon, si je rencontrais le père Noël, je lui demanderais une chambre pour le bébé, un mariage avec Justin, et aussi de pouvoir rester travailler ici, avec vous tous…
Odile se prêta au jeu.
— Je lui demanderais dix ans de moins, et du courage, mais je ne crois pas qu’il ait ça dans sa hotte…
Philippe prit la parole :
— Pour moi, ce serait un ultime repas avec mon père et ma mère. Seulement un. On parlerait beaucoup. J’ai tellement de trucs à leur dire… Et puis aussi une soirée comme celle-là avec mes enfants, si j’en avais…
Blake ne savait pas quoi dire. Il désirait trop de choses qui, pour la plupart, ne s’achetaient pas ou ne passaient pas par la cheminée.
Madame entra dans le salon. Toujours convaincue de tenir la solution à ses problèmes, elle était d’une humeur légère.
— Que faites-vous tous ainsi dans le noir ?
— On parle de Noël, répondit Philippe.
— Plus que deux jours, à condition d’avoir été bien sages… N’est-ce pas ce soir que vous dînez tous ensemble ?
— Tout à fait, répondit Odile en se levant. Il faut d’ailleurs que j’aille finir de préparer. Vous êtes certaine de ne pas vouloir partager le repas avec nous ?
— C’est très gentil, mais la journée fut éprouvante. Je préfère me coucher tôt.
Elle désigna deux chatons qui se poursuivaient en sautant sur le tapis.
— Vos petits amis se feront un plaisir de dévorer ma part. Tout à l’heure, ils étaient encore en train de jouer devant ma porte. Quelle animation ! Sur ce, je vous souhaite à tous une excellente soirée. Merci de ce que vous apportez à cette maison. C’est aussi grâce à vous si je m’y sens bien.
Madame allait remonter lorsque Manon se leva du canapé. Elle poussa un petit cri en soutenant son ventre. Odile se précipita.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Je ne sais pas, une douleur…
Philippe s’avança, avec un chaton suspendu à la manche de son pull.
— Tu veux qu’on appelle un médecin ?
Blake intervint :
— Ce n’est sans doute pas grand-chose…
— Comment ça, pas grand-chose ? réagit Odile. Voilà bien une réflexion d’homme. On voit que ce n’est pas vous qui portez vos enfants !
— C’est vrai ! renchérit Philippe. C’est quand même quelque chose d’énorme, une grossesse. C’est un grand mystère, un prodige !
Il agitait les bras, avec le chaton qui se balançait en miaulant sa détresse.
— Laissez-moi finir, reprit Blake d’une voix ferme. J’allais proposer d’emmener Manon à l’hôpital pour ne courir aucun risque.
— L’hôpital, pourquoi l’hôpital ? s’enquit Odile.
— Parce que s’il y a le moindre problème, ils auront le matériel pour le traiter.
— Et notre dîner ? demanda Philippe.
Manon fit semblant de tituber et porta la main à son front.