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— Ma vue se brouille, je vois des lumières qui dansent…

— N’entre pas dans la lumière ! s’exclama Philippe.

Cette fois, le chaton ne résista pas au mouvement trop vif du bras et valsa pour aller s’écraser sur le canapé.

Dans un geste théâtral, Blake prit Manon dans ses bras.

— Habillez-la. Je vais chercher la voiture. J’ai déjà vu ce genre de malaise chez les femmes enceintes. On va aller vérifier que tout va bien. Ne vous inquiétez pas. Commencez à dîner tranquillement, on vous rejoint.

79

En pleine période de fêtes, la ville étincelait de décorations. Les gens se pressaient dans les magasins pour leurs derniers achats. Blake gara la voiture près d’un restaurant du centre.

— Tu es certaine de préférer dîner là ? Tu n’as pas envie d’attendre que l’on rentre au manoir ?

— J’ai trop faim. Je ne vais pas tenir deux heures. Pour le coup, je risque de faire un vrai malaise ! En plus, vous verrez, c’est un resto sympa.

— Ce que femme veut… Mais avant, m’autorises-tu à te laisser quelques minutes pour passer un coup de fil tant que ça capte ?

— Prenez votre temps, je vais réserver la table et dévaster une corbeille de pain…

Devant une boutique d’objets de décoration aux couleurs de Noël, Blake composa le numéro. Sur le trottoir d’en face, à travers les fenêtres à petits carreaux bordés de faux givre, il apercevait Manon qui s’installait.

— Bonsoir, Richard.

— Quelle bonne surprise ! Ne me dis pas que tu es sur ta colline perdue avec ta patte folle ?

— Je suis en ville, et ma jambe va mieux.

— En ville ? Mowgli sort enfin de sa jungle…

— Mowgli est désolé de déranger Baloo, mais il a bien besoin d’un conseil…

— Un conseil ? Et tu comptes le suivre ou faire comme avec les autres ?

— Je ne promets rien, mais j’aimerais bien ton avis. Voilà : j’ai réussi à empêcher Mme Beauvillier de vendre son terrain.

— Comment as-tu fait ?

— Tout en finesse et en diplomatie, avec un chien, un fou et des cartouches. Je te raconterai. Le problème, c’est qu’elle comptait sur la vente pour renflouer le domaine et que, du coup, elle n’aura pas cet argent. Je pourrais lui racheter sa parcelle mais pour ça, il faudrait lui avouer qui je suis vraiment…

— Tu hésites ?

— C’est plus qu’une hésitation. C’est un risque.

— Considérons les choses avec pragmatisme. Si tu rachètes ses terres, vous serez liés. Est-ce que ce point te pose problème ?

— Pas vraiment.

— Si je saisis bien, tu as surtout peur qu’elle t’en veuille d’avoir menti et qu’elle n’accepte pas l’homme qui se cache derrière le personnage du majordome, c’est ça ?

— Ça paraît si simple quand tu le dis…

— De toute façon, quoi que tu décides, elle finira par apprendre qui tu es. Tu ne pourras pas mentir éternellement…

— Comment vais-je faire si elle m’en veut ? Qu’est-ce que je deviens si elle me renvoie ?

— Elle perdrait à la fois un excellent majordome, l’ami qui peut la sortir du pétrin et un homme bien. Nathalie n’est pas une imbécile. Fais-lui confiance.

— Ce n’est pas d’elle que je doute, c’est de moi.

— Il y a quelques mois, tu n’avais que des regrets. Maintenant, te voilà pétri de doutes. C’est déjà un progrès. Voilà longtemps que je ne t’avais pas vu aussi bien dans ta vie. Je te retrouve, Andrew. Je te sens à nouveau vivant, décidé à entreprendre. Finalement, ton idée de retourner en France n’était pas aussi mauvaise que je l’avais cru. Ce n’est pas facile à admettre pour moi, vieux bandit, mais tu as eu raison ! Comme tu as raison d’aller chez Sarah. Et de vouloir racheter ce terrain. Je pense même que tu as raison de prendre soin de Nathalie. Elle en vaut la peine. Tu n’as rien à perdre, Andrew. Depuis que tu es gamin, tu as toujours douté de toi-même. Je suis bien placé pour le savoir. Tu as désormais atteint l’âge d’apprendre à te faire confiance…

Blake resta un moment silencieux.

— Merci, Richard.

— You’re welcome, vieux frère.

En prenant place face à Manon, Blake constata qu’il ne restait plus qu’un seul morceau de pain dans la corbeille.

— Ai-je été long ou avais-tu très faim ?

— Si ce n’était pas un croûton, il y serait passé aussi.

Une bougie était allumée au centre de leur table. Autour d’eux, il n’y avait que de jeunes couples ou des tablées d’amis.

— C’est drôle de se retrouver là tous les deux, commenta la jeune femme. On dénote un peu. Mais je suis bien contente. Vous n’êtes arrivé que depuis quelques mois et pourtant, j’ai l’impression de vous avoir toujours connu.

Le serveur approcha pour prendre leur commande. Deux pizzas.

— Si Odile nous voyait manger ici, glissa Blake, elle ne serait pas contente.

— J’espère que tout se passe bien entre elle et Philippe…

— Nous verrons en rentrant. Pourvu qu’on n’en retrouve pas un assommé, étendu de tout son long au milieu des chatons en train de jouer avec le corps inerte…

— Je verrais bien Philippe en victime.

— Même pronostic.

Lorsque les pizzas furent servies, Andrew déclara :

— Il faut que je te parle sérieusement, Manon. Mais c’est assez difficile pour moi… J’ai encore besoin de toi. Je suis un peu perdu et je pense que tu peux me guider.

— Vous ? Besoin de moi ?

— C’est au sujet de ma fille… Je suis désolé de te poser la question aussi brutalement, mais j’ai besoin de savoir.

Il prit une inspiration et se lança.

— Si ton père reprenait contact avec toi, comment rêverais-tu que ça se passe ? Que souhaiterais-tu qu’il te dise ?

Manon venait de piquer une bouchée de pizza. Elle suspendit son geste et posa sa fourchette. Elle regarda Blake avec un mélange de douceur et de tristesse.

— Vous ne pouvez pas en être au même point que cet individu, murmura-t-elle. Mon père nous a abandonnées, ma mère et moi. Il n’a rien assumé, rien regretté. Il n’a jamais fêté mon anniversaire ou cherché à savoir si je travaillais bien à l’école. Je considère que je n’ai jamais eu de père. Vous n’êtes pas du tout le même genre d’homme. Quand je vous entends parler de votre femme, quand je vous vois prendre soin des autres, je n’ai aucun doute sur ce point. J’aurais adoré que vous soyez mon père, mais être votre amie est déjà une grande chance. Qu’avez-vous fait de si grave à votre fille pour vous mettre dans un tel état ?

— Je l’ai laissée tomber. Depuis que sa mère n’est plus là, je l’ai abandonnée. Je ne sais même plus à quand remonte la dernière fois que nous avons été proches. Quand perd-on le lien ? À quel moment l’ai-je perdue ? À la mort de Diane, Sarah s’est montrée très courageuse. Je l’ai laissée se débrouiller toute seule parce je n’avais déjà pas assez de force pour m’occuper de moi. Elle a appris à vivre sans compter sur son père. Je crois que le lien se perd lorsque les gens n’ont plus besoin de vous. Au début, un enfant ne voit que vous, il ne peut pas vivre sans ce que vous lui donnez. Ses bras se tendent vers vous dès qu’il vous aperçoit, ses yeux vous regardent. Et puis ses bras ne sont bientôt plus assez grands pour embrasser le monde qui s’offre à lui et, logiquement, il part à sa découverte. Il élargit son horizon et s’éloigne. Lorsque vous vous en rendez compte, il est déjà loin. En quelques mois, j’ai perdu ma femme et j’ai aussi perdu ma fille. Je me suis aperçu qu’elle n’avait plus besoin de moi. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de lui dire que je m’en veux. J’aurais sans doute dû lui apporter un appui que je n’ai pas été en mesure d’offrir. Je voudrais lui faire comprendre qu’elle peut à nouveau compter sur moi.