Parfaitement à l’unisson, le couple multiplia les tours, emporté par la musique.
— Reviendrez-vous au manoir après votre voyage chez votre fille ?
— Tout dépend de la place que vous me proposerez.
— Ne rêvez pas, vous n’êtes même pas fichu de repasser un journal sans le brûler…
— Voulez-vous que nous parlions de votre pain grillé ?
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Si l’idée d’inviter Youpla était belle, elle n’était pas forcément bonne. Lorsque, en fin de matinée, Philippe revint de chez lui avec Odile, la rencontre du jeune golden retriever avec les félins fut plutôt mouvementée. Méphisto tripla instantanément de volume en voyant débouler le chien qui, aussitôt, s’enthousiasma pour la grosse boule de poils et ses quatre répliques miniatures au point de foncer dessus en faisant voler les chaises. Odile réussit à canaliser le nouveau venu en lui donnant à manger, et contre toute attente, c’est un chaton qui s’aventura le premier à la découverte du monstre. À son contact, le chien eut un joli réflexe de protection. Il sentit que la petite créature aux longues moustaches ne savait pas exactement ce qu’elle faisait et se coucha pour la laisser l’étudier en se tenant tranquille. Le chaton lui renifla le museau, essaya de lui attraper la queue qui gigotait, et après l’avoir copieusement escaladé, patassé et regardé fixement de ses grands yeux ébahis, finit par se lover contre lui en ronronnant.
Constatant que l’intrus n’avait pas dévoré leur semblable, les autres petits chats ne tardèrent pas à le rejoindre. Méphisto, elle, se tenait toujours sous son meuble, les poils hérissés au point de faire plumeau à poussière. Sous le regard attendri d’Odile et Philippe, leurs « enfants » respectifs commençaient à bien s’entendre. Tout ne fut pas rose pour autant, notamment lorsque Youpla, tout à son jeu, se mit à japper. Les quatre mini félins détalèrent à la vitesse de l’éclair, chacun se réfugiant dans des recoins improbables d’où le chien eut le plus grand mal à les faire ressortir.
Le repas du midi fut presque familial. Odile avait concocté un menu à la fois raffiné et de circonstance : soufflé au homard et au crabe et canard rôti aux pommes du domaine. Le dessert avait été renvoyé à plus tard, lorsque les invités de fin d’après-midi seraient arrivés.
Pour la première fois, autour de la table, on ne trouvait plus un assemblage de gens hétéroclites, plus ou moins perdus dans leurs vies, mais trois relations en devenir. Trois générations, six espérances, beaucoup de parcours différents, mais dans une seule et même vie. Andrew, Odile et Manon étaient les plus conscients du chemin parcouru en quelques mois. Pendant les conversations, entre les éclats de rire et les confidences, les regards qu’ils échangeaient en disaient long. Ce qui scelle ou détruit une existence se joue aussi à travers ces petits riens.
De temps en temps, Youpla passait en cavalant, lancé à la poursuite d’un de ses nouveaux compagnons de jeu. Pour Noël, il avait eu son cadeau : des jouets qui font des bruits amusants lorsqu’on appuie dessus avec la truffe, qui roulent sans qu’on soit obligé de les lancer et qui, en plus, reviennent sans que l’on ait besoin de se fatiguer. De temps en temps, dans un accès de tendresse baveuse, il coinçait un des petits entre ses pattes et s’appliquait à lui lécher la frimousse.
En fin d’après-midi, Yanis, Hakim, leur mère et leur petite sœur arrivèrent les premiers. La maman avait préparé des petits gâteaux aux amandes et au miel. Impressionnée par le manoir, elle confondit Madame et Odile et crut que Manon était la fille de Philippe. Yanis fila jouer avec le chien et les chats et, très vite, Hakim discuta plomberie avec Madame. La mère vint trouver Blake.
— Je suis heureuse de vous retrouver en forme. La dernière fois, vous étiez sur votre lit d’hôpital, inconscient.
— Les infirmières m’avaient dit que vous étiez venue. Merci.
— Yanis ne m’avait pas laissé le choix. Il parlait tout le temps de vous et de M. Philippe. Il m’a raconté Halloween, vos histoires pour lui faire travailler ses maths. Grâce à vous, je crois qu’il va pouvoir s’en sortir à l’école. J’aurais voulu l’aider, mais…
— Ce qui compte, c’est qu’il avance bien. C’est un bon petit.
— Je vous remercie aussi beaucoup pour le cadeau que j’ai découvert ce matin. Je suis confuse. Vous auriez dû voir Yanis ! Il ne tenait pas en place. Il était encore plus pressé que je déballe ma surprise que d’ouvrir les siennes. Mais je tiens à vous rembourser.
— Hors de question, chère madame. Ce n’est ni Philippe ni moi qu’il faut remercier, mais votre fils. Il a travaillé pour. Votre grand nous a aussi bien aidés. C’est lui qui a joué les pères Noël cette nuit…
— Vous savez, mon père disait qu’il existe des personnes qui apparaissent dans votre vie comme des rayons de lumière et que d’autres sont comme des nuages. Pour notre petite famille, vous êtes un soleil.
— Votre père avait raison, mais je crois que nous sommes tous, tour à tour, nuage et rayon de lumière. Ce que vous me dites m’honore et je vous en remercie. Mais quelle que soit la petite éclaircie que je représente pour Yanis, n’oubliez pas que pour lui, à jamais, vous êtes le ciel tout entier.
85
En début de soirée, Nathalie commençait vraiment à s’inquiéter. Les Ward avaient plus d’une heure de retard et, avec la neige qui s’était remise à tomber, elle redoutait qu’ils n’aient des difficultés sur la route. Dans la bibliothèque, Hakim, Manon et Justin écoutaient de la musique. La pièce résonnait d’accords pop, passant du disco au groove au rythme des standards. Les jeunes gens se délectaient de tubes et d’artistes qu’ils connaissaient parfaitement malgré le décalage générationnel. Dans le couloir du premier étage, éclatant régulièrement de rire ensemble, Philippe, Yanis et sa sœur s’amusaient avec la ménagerie. On pouvait d’ailleurs se demander lesquels se jouaient des autres étant donné les tours que leur réservaient les chats… À l’office, la maman de Yanis et Odile discutaient. Bien que de cultures différentes, elles s’aperçurent très vite qu’elles partageaient la même conception de la cuisine, y voyant un aspect social et affectif qui dépassait de loin la simple valeur gustative ou nutritionnelle des recettes. Chacune confiait ses trucs à l’autre. Toute la maison vivait. Si des extraterrestres étaient arrivés du fond de l’univers pour étudier notre espèce, le manoir aurait été l’endroit idéal pour leur faire découvrir en une seule fois tout ce que nous pouvons être : affamés — aussi bien de nourriture que d’émotions —, souvent joueurs, parfois stupides, mais trouvant notre vraie valeur lorsque nous sommes ensemble. Même étrangers, les humains qui partagent ne font qu’un et sont superbes.
Lorsque la lumière des phares illumina le salon, Nathalie soupira de soulagement. Blake se leva du canapé avant elle.
— Me permettez-vous d’aller leur ouvrir ?
— Vous n’êtes plus obligé de faire semblant d’être majordome.
— Il n’y a que vous et moi pour le savoir…
Avec une précision toute professionnelle, Blake arriva au pied du perron au moment où la berline aux vitres teintées des Ward s’immobilisait. D’un geste élégant, il ouvrit la portière de Melissa.
— Bonsoir, Andrew. Joyeux Noël.
Incapable de savoir si elle pouvait lui faire la bise ou pas, elle tenta de vérifier si quelqu’un les observait. Blake restant sur sa réserve, elle se comporta comme une invitée.
— Dépêche-toi de parler à Nathalie, lui souffla-t-elle. Ça devient intenable…
— J’y travaille.
Ward sortit à son tour.
— Bien le bonsoir, mon brave ! lança-t-il, jovial. Nous avons des paquets dans le coffre, je compte sur vous pour vous en charger sans rien casser.