Ses lèvres se pincèrent, amères.
Tally sourit.
— Il la rend heureuse. On les a eus en bloc. C’est un avenant à son contrat. Vous le savez.
— Je hais ce petit salaud. Il vient de la rue, il le sait et il s’en fout. C’est un clodo. Vous savez ce qu’il trimbale dans ses bagages ? Une console de cyberspace ! On s’est fait retenir trois heures durant, hier, par la douane turque, quand ils sont tombés sur son foutu machin…
Il hocha la tête.
Le garçon se relevait ; il se tourna pour gagner le bord du toit. La fille se redressa, écarta les cheveux de ses yeux pour le regarder. Il resta ainsi un long moment, contemplant le sillage des bateaux d’Athènes, et ni Tally Isham, ni le directeur de programmes, ni Angie ne surent qu’il voyait une barre grise d’immeubles de Barrytown se découper face aux tours sombres de la Zupe.
La fille se leva, traversa le toit pour le rejoindre, lui prit la main.
— Qu’avons-nous de prévu pour demain ? demanda finalement Tally.
— Paris, répondit-il, récupérant son calepin Hermès sur la balustrade de pierre pour feuilleter machinalement la liasse de minces feuillets jaunes d’imprimante. La Kruschkhova.
— Est-ce que je la connais ?
— Non, fit-il. C’est une séquence sur les arts. Elle dirige une de leurs deux galeries les plus en vogue. Pas grand-chose dans ses antécédents, quoiqu’on ait effectivement retrouvé une vague trace de scandale pas inintéressante, au début de sa carrière…
Tally Isham hocha la tête, ignorant le directeur, et regarda sa pupille passer les bras autour de la taille du garçon aux cheveux bruns.
LE BOIS AUX ÉCUREUILS
Lorsque le garçon eut sept ans, Turner prit la vieille Winchester à crosse de nylon de Rudy et ils partirent ensemble en randonnée, remontant le vieux chemin pour gagner la clairière.
La clairière était un endroit particulier, sa mère l’y avait déjà emmené un an auparavant pour lui montrer un avion, un vrai, enfoui parmi les arbres. Il commençait lentement à se fondre dans le terreau mais on pouvait encore s’asseoir dans l’habitacle et faire semblant de le piloter. C’était un secret, avait dit sa mère, et il ne pourrait en parler qu’avec son père et personne d’autre. Si vous posiez la main sur la peau de plastique de l’appareil, celle-ci finissait par changer de couleur, laissant l’empreinte d’une main, de la couleur exacte de votre paume. Mais à ce moment, sa mère était devenue toute drôle, elle s’était mise à pleurer et avait voulu lui parler de son oncle Rudy dont il n’avait aucun souvenir. L’oncle Rudy, ça faisait partie de ces choses qu’il ne comprenait pas, au même titre que certaines des plaisanteries de son père. Un jour, il lui avait demandé pourquoi il avait les cheveux roux, d’où il les tenait, et son père s’était contenté de rire et de lui répondre qu’il les tenait du Hollandais. Alors sa mère avait lancé un oreiller sur son père et il ne devait jamais savoir qui était le Hollandais.
Dans la clairière, son père lui apprit à tirer sur des pommes de pin disposées contre un tronc d’arbre. Quand le garçon s’en lassa, ils s’allongèrent sur le dos pour observer les écureuils.
— J’ai promis à Sally qu’on ne tuerait rien, dit-il, puis il lui expliqua les principes fondamentaux de la chasse à l’écureuil.
Le garçon écouta, mais une partie de son esprit voguait du côté de l’avion. Il faisait chaud et l’on pouvait, non loin, entendre bourdonner des abeilles, et bruire l’eau sur des rochers. Quand sa mère avait pleuré, elle avait dit que Rudy était un homme bon, qu’il lui avait sauvé la vie, l’avait sauvée jadis de la jeunesse et de la stupidité, et sauvée aussi d’un homme vraiment mauvais…
— Dis, c’est vrai ? demanda-t-il à son père quand celui-ci eut achevé son explication sur les écureuils. Qu’ils sont tellement bêtes qu’ils reviennent toujours au même endroit et qu’ils se font tuer ?
— Oui, dit Turner, c’est vrai. (Puis il sourit.) Enfin, presque toujours…
Vancouver,
août 1985