— C'est vous le dénommé San-Antonio, ex-commissaire ?
— C'est extrêmement moi, en effet, chère madame.
Le mugissant hurle :
— Ici ce n'est pas une dame mais l'adjudant Pautouflet de la gendarmerie nationale.
— Veuillez excuser ma confusion, brigadier, elle est la conséquence de votre voix efféminée. De quoi s'agit-il ?
— Efféminée ! tonitrue l'auroch enrhumé, que tu croirais entendre jouer du cor des Alpes dans les prairies oberlandes. Efféminé, moi !
— Vous, je ne puis le prétendre, n'ayant pas le bonheur de vous connaître, mais votre voix veloutée n'est pas sans évoquer les accents d'une jeune fille timide récitant du Verlaine au bord d'une source.
Un silence d'homme terrassé.
Puis la voix reprend :
— En somme, vous vous foutez de ma gueule ?
— Voyons, monsieur le sous-brigadier, pourquoi moquerais-je un homme appartenant à un corps d'élite ?
Décidément, je me suis réveillé déconneur, ce morninge. Guilleret, quoi.
L'autre respire fort, et par le nez, comme tous les hommes qui sentent des aisselles.
— Je suis adjudant, déclare-t-il d'un ton fatigué.
— N'en concevez aucune amertume, brigadier, ce sont des choses qui arrivent. En quoi puis-je vous être inutile ?
Il aboie, féroce :
— César Pinaud, vous connaissez ?
Du coup je n'ai plus envie de plaisanter. Mon fondement se fripe et mon cœur rétrograde en seconde sans passer par la troisième.
— Plus que parfaitement ; c'est l'un de mes collaborateurs parmi les plus précieux. En quoi vous concerne-t-il ?
— Il me concerne en ce qu'il a eu cette nuit un accident au volant d'une voiture volée, répond le fracassant adjudant.
La tuile.
— Grave ? articule-je avec peine.
— Pour l'automobile et la maison d'un cantonnier, ça oui. Quant à lui, il est pas mal contusionné. Et je ne parle pas de la personne qui l'accompagnait, vu qu'elle est morte !
Du coup, l'univers me chavire. J'essaie de récupérer un peu d'oxygène de quoi dire deux trois mots.
— J'arrive, où êtes-vous ?
— Où voulez-vous que soit un adjudant de gendarmerie, sinon à la gendarmerie !
Cette fois, c'est lui qui prend l'avantage. M'ayant cueilli à froid, il en profite.
— Et vous aurez remarqué, continue-t-il, que les gendarmeries sont signalées généreusement par des panneaux aux lettres blanches sur fond bleu. La mienne se trouve à la sortie de Savorgnaz en allant sur la Suisse, à droite.
Il raccroche.
La blonde classeuse me contemple en caressant les flancs de sa boîte comme s'il s'agissait d'un sexe de déménageur.
— Des ennuis ? me demande-t-elle d'un ton prêt à me les faire oublier.
— Pas exactement, mais ça y ressemble.
Je dépose le combiné sur sa fourche.
Bérurier en écrase, le prose à l'air, la tronche sous son oreiller. Ses ronflements partent de là-dessous comme les appels d'une équipe de spéléologues bloqués par les eaux d'infiltration. A son côté, Charlotte, la cheftaine, nue également. Elle a des loloches impressionnants comme des potirons. Elle tient en dormant le sexe béruréen dans sa dextre, comme si, du fond de l'inconscience, elle redoutait que le Gros se fasse la malle avant de lui avoir casqué sa dernière échéance d'extase.
— Debout, là-dedans ! hurlé-je.
Les deux fauves s'agitent, grognent, pataudent dans des langueurs épaisses.
La daronne ouvre un châsse. Bérurier agite l'oreiller avec ses oreilles (un oreiller, c'est normal, non ?). En moins de cinq minutes, ce couple d'une nuit s'arrache aux louches enchantements terrasseurs de l'après-amour.
Charlotte se fourgonne la toison en bâillant. Le majestueux se lève sans y croire. Il a le regard en bandoulière et titube jusqu'au lavabo dissimulé par un paravent. Il bute dans icelui et le paravent choit. Sa Majesté s'en fout et lice-broque dans le lavabo. Le jet dru, éclabousseur, paraît intarissable. L'émission est scandée par des pets d'une régularité hallucinante que mon compagnon libère à intervalles de quatre secondes (ces détails à l'intention des fins esprits qui me dénigrent en me prétendant scatologue, alors que je suis tout bêtement béruriste).
Le gros se retourne, balançant son goupillon à grandes volées, comme un employé des wagons-restaurants appelant pour le premier service, afin d'en exprimer les ultimes gouttes.
— Qu'heur'til ? demande-t-il.
Je m'aperçois que la question ne m'est point encore venue. C'est Charlotte qui fournit la réponse, car, en femme pudique qui n'aime pas se dévêtir entièrement, elle a conservé sa montre à son poignet.
— Sept-heures moins dix, annonce la commère. Il va falloir qu'on se dépêche, gros loup, car je prends mon service à la demie. Je vous propose, puisque nous sommes pressés, de faire tout simplement le « taureau en folie »…
J'apporte la déception dans ce sanctuaire de l'amour fou.
— Mes amis, les ébats seront pour plus tard. Alexandre-Benoît et moi-même devons partir immédiatement. Rendez-vous dans cinq minutes, Gros.
— Du grabuge ? s'inquiète l'Informe qui sait interpréter les ombres de mon visage, comme d'autres les taches d'encre.
— De premier choix.
Sans en dire davantage, je retourne dans ma chambre pour m'y raser rapidement et me vêtir. Mais les sons qui m'arrivent de la piaule voisine, m'indiquent que l'ogresse a eu gain de cause et que Sa Majesté cède au coup qui est dû.
Eh ben, je vais t'en annoncer une bien bonne : l'adjudant Pautouflet ne ressemble pas du tout à sa voix. C'est un grand gaillard sympathique, à tête de baroudeur, au regard loyal et à la moustache ambitieuse.
Il me regarde entrer d'un air à la fois prudent et intéressé. Ma physionomie doit lui plaire car il oublie mes turpitudes téléphoniques pour me tendre un grande paluche solide.
— On m'avait dit que vous étiez un plaisantin, heureusement, déclare-t-il.
Et il rit.
Sa voix bourrasqueuse constitue une sorte d'infirmité. Quand il fait la cour à sa bergère, celle-ci doit se farcir les baffles aux boules quiès pour supporter la décharge de décibels. P't'être que ça lui provient de sa cage thoracique, à moins que ce ne soit son larynx, non ? Qu'est-ce que t'en penses, l'artiste ? Tu dis que tu t'en fous ? Et moi donc, alors ! Je te causais de ça par excès de franchise, mais si tu savais l'a quel point je m'en tamponne !
— Puis-je connaître les circonstances de… heu… cet accident, mon adjudant ?
— Tiens, remarque Pautouflet, vous ne me rétrogradez plus ?
Il rit comme quand les trompettes sonnaient la charge à Waterloo.
— Au cours de la nuit, nous avons été appelés à propos d'un accident de la circulation. Une voiture avait raté un virage et percuté une maison de cantonnier. L'un des occupants était mort sur le coup, l'autre blessé. Nous sommes arrivés sur les lieux. Effectivement, la femme ne respirait plus, quant au conducteur, il souffrait d'un traumatisme crânien.
— La femme ! m'exclamé-je.
— Oui, la femme, une dénommée…
Il lorgne un feuillet posé sur son burlingue.
— … Catherine Mancini, profession, infirmière…
On s'entre-examine, Béru et moi. Y a des contes de Noël plus glandus que cette histoire, je sais bien, mais ils sont en minorité.
— C'est la gonzesse de la clinique, dit le Mastoche.
— Quelle… gonzesse ? feule l'adjudant. Mais on ne lui répond pas.
— Où se trouve Pinaud ?
— Aux urgences, à l'hôpital d'Annemasse.
— Dans quel état ?
— Sonné, mais ses jours ne sont pas en danger, d'ailleurs il peut parler ; c'est lui qui nous a décliné son identité car il ne possédait pas de papiers sur lui.