Trois quilles vertes s'alignent brusquement sur notre table.
Béru se tait, ému. D'une main frémissante il caresse leurs ventres frais.
— T'as déjà goûté ça, l'ami ? il me demande.
L'ami répond que oui. Et puis aussi que oui, il adore ce vin qui frise sur la langue comme un poil de cul. Et encore que oui, il va en écluser quelques godets. Et enfin que oui, il les boira à la santé du pauvre, du brave, de l'ineffable Pinaud.
— Donc, reprend Béru, le savant est mouillé jusqu à l'os dans cette vilaine affaire.
— Plus profondément encore, ma Vieille. Ça t'ennuierait de prendre ces bouteilles et de les boire dans la bagnole obligeamment mise à notre disposition par le docteur Rèche ?
— T'as le feu aux meules, brusquement ? rechigne Bérurier.
— Pas moi : la situation. Ça urge à s'en faire pipi dessous, gars. Il faut absolument que je voie Klapusky avant qu'il sache que Pinaud n'est pas mort.
CHAPITRE DEUX
C'est une grande maison grise, sur le coteau de Cologny, enfouie au sein d'un parc mal coiffé. Elle domine le lac et paraît austère, en comparaison des riantes propriétés tapissant cette colline résidentielle. Un chemin en lacet, dont l'asphalte se creuse de nids-de-poule, y conduit. On débouche sur une vaste terrasse recouverte de gravier sale.
Parvenu au pied de la demeure, on est frappé par ses dimensions. Elle est construite sur un terre-plein, lequel, dans sa partie inférieure pentue, est percé d'énormes portes-fenêtres arrondies, aux vitres opaques. Cela ressemble à une sorte d'usine désaffectée, voire au sous-sol d'un palace du siècle dernier tombé en désuétude.
On contourne cette partie de la construction pour gravir un escalier moussu, lequel donne accès à une seconde terrasse, plus petite et moins sinistre. Une porte massive, surmontée d'une lanterne de fer à verre cathédrale. Pas de plaque. Pas de bruit. Personne en vue. Je sonne. Sans grand espoir. La résidence du professeur Klapusky semble aussi déserte qu'une citerne à mazout israélienne après six mois de guerre. Et pourtant, la porte s'ouvre.
Une très aimable vieille dame est là, grise, vêtue de gris, pareille à la maison. Sa chevelure blanc terne forme comme un casque légèrement ondulé du dessus. Elle nous considère en souriant. Nous demande dans un français pas facile ce que nous désirons.
Je raconte, comme quoi nous sommes des amis du professeur et qu'il est d'urgence extrême que nous lui parlions.
Elle nous fait entrer dans un hall qui ressemble à un puits. Un escalier de pierre, à rampe de fer, se visse vers les hauteurs. Toute la cage est garnie de tableaux anciens représentant des dames et des pékins made in the century dernier.
La vieillarde nous propose d'entrer dans un salon parqueté de bois clair et meublé de quelques canapés qui font tout ce qu'ils peuvent pour ressembler à du Louis XV et qui, hélas, y parviennent. Aux murs défraîchis, y a encore des portraits de gonziers en costumes, entre autres celui d'un gros sanguin qui ressemble à Bérurier.
On fait sisite, tout joyces que le savant illustre se trouve chez lui. Pour du bol, c'en est, n'est-ce pas ?
Un assez long temps déroule son tapis de minutes. Et puis notre compagnon de table de la veille surgit, drapé dans une blouse blanche constellée de taches multicolores et ganté de caoutchouc rouge.
Il nous considère, fronce les sourcils, et finit par nous offrir une légère grimace de bienvenue.
— Quel bon vent, messieurs ? Pardonnez-moi de ne pas vous serrer la main, mais j'étais en plein travail.
Une sale de bizarre de chiasse d'odeur émane de lui, t'a ce point qu'on serait apte à lui demander si le travail en question ne serait pas basé sur la fosse d'aisance ou ses dérivés.
Moi, amigo, tu le sais, dans tes cas gravissimes je ne quatrechemine pas.
En termes vifs, nets et précis, agrémentés de métaphores bien venues et d'adverbes peu usités chez les analphabètes, je lui narre la triste aventure pinulcienne : comme, à ma demande, mon vénérable collaborateur l'a suivi, jusqu'à Thonon d'abord, puis a suivi son chauffeur ainsi que la fille qui l'escortait. Le coup du phare de recul dans le virage. La collision. Et puis l'agression, et la fille morte.
Jusqu'à ce point de la péripétie, le professeur a suivi, glacé comme les trois mille bustes de Molière de Robert Manuel un hiver qu'il est en panne de chauffage. Mais quand j'annonce la mort tragique de la dame, il pousse un coassement de corbeau changé en crapaud-buffle.
— Son nom ! ? ! ? ! ! ! ! ! ! !
— Catherine Mancini.
Youy ouille, l'effet produit, mon pauvre Albert ! Tu l'entendrais rugir, le gérontachose ! Caaatheriiine ! Et qu'il s'abat dans un fauteuil en poussant des plaintes. Il appelle comme un Stentor en pleine guerre de Troie :
— Martha !
La vieille dame radine. Voyant l'état de démantélation du savant, elle s'écrie (poste restante) :
— Vlan !
Et l'interroge dans une langue d'Europe à peu près centrale pour savoir.
— Catherine est morte ! annonce le professeur. Il porte la main gantée de caoutchouc à sa poitrine. Il est à la renverse, tout blême, suffoquant…
La vieille chope une boîte de pilules dans une poche de son jupon, y puise une espèce de crotte de rat blanche qu'elle fourre entre les lèvres décomposées de son maître.
— C'est vous ! nous jette-t-elle, âprement, d'un ton accusateur. Il est maladie du cœur. Ne deviez pas ! Jamais il ne fallait ainsi ! Dire à moi la mauvaise nouvelle !
Tout en protestant, elle tapote les joues de Klapusky, la v'là qui se remet à lui baragouiner des choses sur un mode maternel. Bien sûr, elle me fait songer à une espèce de Félicie des Carpates, Mémère. Moins douce, mais attentive. Au bout d'un moment, Klapusky récupère quelque peu, et alors des larmes ruissellent sur sa frite blafarde.
— Je vous demande pardon, professeur, articulé-je, vous… vous étiez très attaché à cette personne ?
— Elle était la femme de ma vie, ma maîtresse depuis seize ans. Je l'adorais…
Son chagrin, malgré sa tête de saurien préhistorique, fait peine. Bérurier se mouche bruyamment dans un rideau de tulle jauni. La Martha continue ses litanies en moldo-valaque. Moi, doucement, je questionne l'éminent homme de science. Et il me répond, en termes saccadés, entrecoupés de silences désespérés.
Catherine, depuis si longtemps… Il lui avait trouvé cet emploi chez Rèche. Elle avait loué un petit appartement à Thonon où ils se retrouvaient. Hier soir, en partant, il est allé lui faire une petite fleur exprès. Ensuite, le chauffeur a eu pour mission de la raccompagner à la clinique où elle devait reprendre son service. Pour éviter de faire jaser, il fut décidé qu'il attendrait le retour du chauffeur dans le logement d'amour. Son driveur est revenu une demi-heure plus tard, en déclarant sa mission accomplie. Alors, ils sont rentrés à Genève. Et voilà, c'est tout ce qu'il peut dire.