— Eh bien, monsieur le professeur, tranche-je, il est grand temps que vous nous parliez de votre chauffeur.
— Et que nous, on lui cause ! ajouta Béru en faisant miroiter les poils de ses phalanges.
Le malheureux quasiment veuf hoche la tête :
— Il n'est à mon service que depuis le mois dernier, c'est un Espagnol qui travaille en Suisse, il s'appelle Miguel Sanchez.
— Où est-il, présentement ?
— Chez lui, car il ne travaille pas pour moi à temps plein et l'automobile lui appartient. Sa sœur tient un petit restaurant, près de Cointrin ; il l'aide dans son commerce lorsque je n'ai pas besoin de lui.
— Son adresse, je vous prie.
Klapusky me l'octroie. Ce dont je le remercie. Nous déguerpissons après lui avoir promis de le tenir au courant de la suite des événements.
Avant de calter, Bérurier, vraiment touché par la détresse de notre hôte, lui pose une main compatissante sur l'épaule et murmure :
— Allons, savant, du courage, v's' allez pas vous chancetiquer le guignol pour une greluse qu'était gousse à n'plus savoir distinguer une ail d'une chatte, quoi, merde !
— Moi, mon bain de siège est fait, m'annonce l'Ophicléide lorsque nous nous retrouvons seuls dans l'auto.
— Quelle en est la température ?
— Ce con de savant a été manipulé comme un jeu de brèmes. Le chauffeur espanche appartient à une clique dont à propos de laquelle on va apprendre des trucs d'ici pas longtemps. Il avait ses parties ligotées avec la Catherine, c'est certain. Ensemble, y z'ont manigancé les enlèvements de la clinique. Hier soir, pendant la briffe, on a causé de la gonzesse devant le prof, si tu te rappelles. En nous quittant, le vieux cave est allé la rejoindre et y a relationné notre converse. Le chauffeur qu'assistait à l'entretien a pigé qu'on tenait une piste. Tout de suite après, en raccompagnant la gosse, il a vu qu'il était filé par Pinuche. Alors il a employé les grands moilliens : expédié la Pine dans le décor, lui a fracassé le bocal. Creusement, il a la coquille solide, César, défoncé le portrait de la souris qu'il a installée près de notre pote, dans les décombrements de la bagnole pour laisser croire qu'elle voyageait avec lui.
Tandis qu'il me développait sa théorie, laquelle paraît, comme lui-même, ciselée dans de la peau d'éléphant, j'ai traversé Genève et nous voici sur une route avoisinant l'aéroport.
Le restaurant se nomme pompeusement le Charles quint. C'est une espèce de maisonnette préfabriquée, située entre une station d'essence et un cimetière. Derrière la chétive construction, il y a une vaste cour entourée de grillage sur lequel on a tendu des bambous. L'ensemble détonne dans la solide réalité de la région genevoise car il représente cet aspect bricolé des banlieues méditerranéennes. Il est probable que Béru entend par là : « partie liée ».
Par le portail entrouvert, j'aperçois un petit homme courtaud et noir occupé à laver une Mercedes. Son visage est rond, son front bas, ses jambes torses.
Il a chaussé des bottes de caoutchouc constellées de rustines rouges. Il siffle en épongeant le flanc de la guindé.
— Ça doit s'être lui, assure mister Mastar.
Comme cela est également mon avis, nous pénétrons dans la cour. Y règne le plus grand désordre. Du bric-à-brac dingue pour son hétéroclisme. Des lessiveuses éventrées, des bidons rouilles, des vélos en loques, des gravats jamais évacués, quelques poules mélancoliques, un chien enchaîné à un fil tendu d'un bout à l'autre de la cour, ce qui lui permet une certaine liberté de déplacements.
Le gus fourbisseur s'arrête de siffler. Il possède de forts sourcils pompidoliens, lesquels se rejoignent instinctivement à notre approche, comme un hérisson se fout en boule.
— Miguel Sanchez ? je demande, avec le coin droit de ma bouche, façon G-man.
— Oui ?
Mon abord abrupt est carbonisé par une boutade béruréenne, par ailleurs fort bien troussée :
— Si t'es Sanchez, où qu'tu t'asseyes, l'ami ?
Mais notre interlocuteur reste de bois. Soit qu'il ne pige pas les subtilités de la langue française, soit qu'il ne les apprécie pas à leur juste valeur.
— Qu'éce que ce ? il demande.
— Ce la police, l'ami, rétorque l'Inépuisable.
Je prends le volant, soucieux de ne pas voir dégénérer cette prise de contact en pantalonnade.
— Vous êtes le chauffeur du docteur Klapusky, n'est-ce pas ?
— Si.
— Hier, vous l'avez conduit en France, dans la région de Thonon, à la clinique de son ami Franck Rèche d'abord, et ensuite chez la demoiselle Mancini ?
— Si.
— Le professeur est demeuré dans l'appartement de cette personne, tandis que vous la raccompagniez à la clinique ?
— Si.
— Pouvez-vous me raconter en détail ce qui s'est passé alors, monsieur Sanchez ?
— Ma… rien, il ne s'est passé !
— Vous n'avez pas été suivi à un moment donné, par une autre voiture ?
Il réfléchit, fait la moue, puis acquiesce.
— Oui, je me rappelle.
— Et vous lui avez alors braqué votre phare de recul que j'aperçois là ?
— D'accord. Je fais toujours quand oune autre bagnole elle insiste.
— Le type de la voiture suiveuse a perdu le contrôle de son véhicule et a percuté une maison.
Miguel Sanchez ouvre les yeux de l'innocence. Vue imprenable sur son âme candide ! Il a la fraîcheur du lilas et la pureté de l'hermine.
— Je né souis rendou compte dé rien !
— Sans blague ? ricane le Gros prêt à lui tirer un ramponneau de déménageur au bouc.
— C'était dans oune viraze, je né plous vou ses phares, voilà tout.
— Par quel sortilège, le cadavre de Catherine Mancini a-t-il été retrouvé auprès du conducteur ?
Il en lâche son éponge dégoulinante.
— La señorita Mancini est morte ?
Dès lors, le Molosse ne m'appartient plus.
— Y en a quine de tes giries, mec. Va falloir que tu l'affales rapides, qu'autrement sinon je te transforme en charpini.
Joignant l'exécution à la menace, Béru s'empare du seau d'eau sale ayant servi aux ablutions de la tomobile et propulse son contenu contre la braguette de Sanchez. Il fait « Árrrglagla » sous l'impact fluide. Lors, le Mammouth élève le seau et en frappe la tronche de l'Espago. Sanchez choit contre le coffiot de sa chère Mercedes. Olé ! Bérurier lâche le seau, cramponne le chauffeur par son col de limouille, l'arrache de la voiture pour l'obliger à s'incliner à 45 degrés plantigrades et lui file un étonnant coup de genou sous le maxillaire. Ça fait le bruit d'un tiroir de commode que t'arrivais pas à fermer, mais qui se ferme brusquement qu'à force, t'as arc-bouté contre. Sanchez s'affale dans la bousaille pleine de plumettes et de fientes de poules. Complètement out.
Très bien, mais après ?
Voilà ce que songe le Santonio à une allure qui ridiculise celle de la lumière. Il n'oublie pas qu'il se trouve en territoire étranger, le Sana. Et qu'il n'est même plus flic officiellement. Donc, il ne peut rien contre ce zoizeau vilain. Si : peut-être le faire parler.
— Si on allait discuter dans un coin tranquille ? fais-je.
Et je gagne une porte à l'arrière du restaurant. Elle donne sur une cuisine pas propre et qui chlingue le graillon très ancien. Une gonzesse dodue épluche des patates en écoutant la radio. Elle ressemble tellement à Sanchez qu'elle pourrait se raser pour lui quand il est pressé, personne ne s'en apercevrait, même pas le rasoir !