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— Salut, gente dame, fais-je en m'inclinant très bas, vous permettez que nous nous installions dans la salle avec monsieur votre frère ? C'est rapport au caractère strictement confidentiel de notre conversation.

Avant qu'elle ait achevé de béer, je passe dans la salle, vide à cette heure, suivi de Béru et du lascar tuméfié.

C'est le restaurant rudimentaire : des tables de bois, des chaises de paille, un comptoir de rotin, quelques étagères chargées d'apéritifs d'usage et de consommation courants, sur les murs quelques fanions de sociétés de foot ainsi que des photos de groupes punaisées à même la cloison. Dessus, ça représente des connards assis en tailleur (pour le premier rang), accroupis (pour le second), et debout (quant au troisième), devant une coupe qui paraît être leur unique raison de vivre, tant tellement qu'ils ont des bouilles extasiées.

On prend place à une table. Miguel, bien que se nommant Sanchez, en choisit une, ce que ne manque pas de souligner Béru, lequel a l'habitude d'user ses bons mots comme ses caleçons : jusqu'à la trame.

Je pose mes coudes sur la table, bien que ma Félicie m'ait toujours interdit de le faire. Et je mate Miguel en plein dans ses carreaux.

— Que je t'explique, camarade : nous sommes français, et pas plus policiers que toi. Nous n'avons aucun droit d'agir comme nous le faisons dans cette Suisse bénie, terre de Liberté. Ça revient à dire que, comme tous les gens qui se lancent dans l'illégalité, nous sommes disposés à aller bien à fond dans l'excès. Si tu ne t'affales pas, tu risques de ne jamais revoir ta belle Espagne. Et peut-être même de ne jamais voir demain, ce qui serait dommage, la météo prévoyant un temps splendide dans la région lémanique. Tu suis ? Si tu ne nous racontes pas toute ta petite affaire, de A à Z, on t'allonge, toi et ta frangine. On accroche un écriteau à la porte : « Fermé pour cause de décès », ce qui sera la vérité vraie, et on repasse la frontière dix minutes plus tard, cette belle ville de Genève étant entourée de France comme un pied est entouré de chaussette ou un suppositoire de cul. Maintenant, je me tais, c'est à toi d'y aller à la menteuse. Je n'ouvrirai désormais la bouche que pour souffler sur la fumée de mon revolver.

Et de me caresser la poitrine sur laquelle ne figure qu'un innocent portefeuille lesté de la photo de maman.

Il paraît mal à son aise, le bougre. Il cloaque du clapoir. On lui produit l'effet d'une gueule de bois subite, à cézigue-pâte. Son regard s'affaisse comme un soufflé quand on t'appelle au téléphone au moment de le servir…

Mais il ne moufte pas.

Et une étrange certitude me vient qu'il ne dira rien, quoi qu'on fasse et quoi qu'on l'efface, comme l'écrirait, tu peux être sûr, l'Aragon. Et les oreilles m'en sifflent de déception, comme une flûte plantée dans le prosibe d'une Asiatique mélopétomane (ou plus justement, causons français : mélopétowomane). Ce gus, il est effrayé, probable à cause des sévices du Gros, mais point trop tout de même. On dirait qu'il est sûr de soi, de son bon droit, et j'en arrive à me demander si c'est vraiment lui le tueur de Catherine ?

Là-dessus, la porte s'ouvre, et trois maçons enfarinés se pointent en direction du rade. Bruns de poils, eux aussi, des Latins à ne plus pouvoir, d'outre Grand-Saint-Bemard, probable.

Ils s'accoudent, en discutant fort, sur le linoléum du comptoir. La frangine radine pour les servir. Ils commandent du vino rosso. V'là qui ne fait pas mon huile. J'aurais dû vérifier si le bec-de-cane se trouvait toujours sur la porte.

Du coup, notre sacripant reprend des couleurs.

— Je n'ai rien à dire, plastronne-t-il, et vous allez filer tout dé souite, ou j'appelle la poulizia.

Sa Majesté se racle la gorge et me regarde, l'air goguenard.

— Monsieur va appeler la poulizia, répète-t-il, comme si c'était une blague plus marrante que celle de la rosière à poil qui fait du vélo sans selle sur de la tôle ondulée (les vaches aussi ont du lait).

Je ne dis rien. Conne de situation, vraiment. A présent, devant ces témoins, Miguel se sent rasséréné. Il sait qu'on ne grabugera pas en présence de trois témoins. A preuve : il se lève (redevenant Sanchez, dirait Béru s'il possédait l'esprit d'à-propos en même temps que celui de l'escalier)…

— Reste en place, l'ami ! enjoint le Protubérant.

L'autre sourit. J'hésite. Que faire ? Je regrette d'être venu devant mon Dubonnet ! On aurait dû s'engouffrer dans la Mercedes et aller discutailler dans un endroit boisé du Jura voisin.

Ce saligaud va nous échapper.

Alors ? que décide le mirifique Santantonio ?

Rien.

Il a pas besoin. L'est sauvé par le gong.

Si l'on peut dire…

Car, en même temps il est abattu par le percuteur du gong en question. Les trois maçons italoches viennent de se ruer sur nous, armés de goumes, et te nous matraquent la coloquinte à coups retriplés. On n'a même pas le temps de se décoller de notre siège. Ça nous pleut à verse dans la région cerveleuse, là que mon génie prend sa source et que Béru organise ses calembours surchoix. Boum, paoum, badaboum, poinggg, chloffffff !

Au tas !

Le Mahousse et moi, à notre tour, devenons sans chaise, sous le regard sardonico-méphistophélique de Sanchez.

CHAPITRE TWO

Et puis voilà, quoi.

Toujours le même topo, je commence à connaître : les bourdonnements d'oreilles, les vertiges, la vue brouillée, le sentiment de réexister à côté de sa carcasse, de flottailler entre la vie et la morgue, de n'être ni tout à fait soi-même, ni cependant un autre…

Désagréable. Très désagréable. Incommodant.

Je regarde. Ne vois pas grand-chose. Ma joue droite est posée sur une étendue cimentée. Tout près, un mur de ciment brut. Ça pue le salpêtre. Je vague dans des pénombres. Sûr-certain que le fumelard de Sanchez m'a bouclavé dans sa cave. Ça renifle le sous-sol humide. J'ai les jambes entravées, les bras ligotés serrés contre mon torse. Je fais un effort pour rouler sur moi-même, ce qui me permet d'apercevoir Bérurier, gisant à proximité, dans la même posture que son admirable chef…

Profitant de ce que je n'ai pas de bâillon, je le hèle :

— Ohé, Gros !

Un grognement. Y a plein de sang autour de sa tête. Sûrement qu'autour de la mienne idem, non ? Nous nous trouvons dans un étroit local qui ne prend jour que par une très mince ouverture vitrée, au niveau du plafond. La pièce n'est meublée que de nous deux, si j'ose m'exprimer ainsi.

— Tu me reçois. Gros ?

— 2 sur 100, et encore, en tendant bien l'oreille, me répond le Meurtri d'une voix comme quand les chiottes sont bouchées.

— T'as mal ?

— J'sais pas. Attends que je voye…

Il « regarde » sa douleur, la décèle parmi ses brumassés et murmure gentiment, comme un collégien à sa première pute :

— J'sens qu'ça vient !

Et puis ensuite on reste du temps sans rien dire, à seulement constater que nous sommes vivants une fois de plus, et à se demander vaguement quelles seront nos advenances.

Moi, tout de même, la rogne me revient, en douce.

— On s'est drôlement laissé baiser, hein ?

— Fourrer jusqu'à la moelle, convient le Concombre.

— On aurait dû se gaffer de la frangine, c'est elle qu'a dû grelotter aux pseudo-maçons.

— Y z'étaient ni pseudos ni maçons, soupire la Protubérance, mais chourineurs, ça oui. T'as compris c'te teche-nique, gars ? La plongée soudaine, qu'on n'a rien pu contre.

La porte se déverrouille et deux malabars pénètrent. Ils donnent la lumière. Si tu savais combien ça meurtrit les belles prunelles santoniaises ! Comme si on m'enfonçait des aiguilles à tricoter dans les rétines. Chose étrange, les arrivants sont en blouse blanche, cravate, futal à pli. Ils s'avancent vers nous.