— Commençons par le plus gros, dit l'un.
Et ils se baissent pour bicher mon pote par les pinceaux. V'là qu'ils le traînent, l'entraînent hors de notre cul-de-basse-fosse. La porte est refermée, mais ils ont laissé briller la loupiote. C'est une barre de néon, avec des chiures de mouche. Elle a des ratés par instants à cause d'un contact défectueux. Je la fixe. Ses soubresauts évoquent la vie.
Du temps s'écoule. Je conçois une grande crainte pour Béru. Est-on en train de lui régler son compte ? « Commençons par le plus gros ! ». Ça signifie quoi ? L'idée ne me vient pas que si l'on commence par Alexandre-Benoît, on va continuer par moi. J'veux pas me déguiser en saint Chose, mais franchement, c'est uniquement pour la peau de mon pote que je tremble.
Un quart d'heure dégouline, les deux types en blouse blanche reviennent.
Ils sont essoufflés comme après un effort, ce qui renforce mes craintes. A mon tour d'être cueilli aux nougats et haie hors du local. Ma tête tressaute sur le sol dur et c'est comme si on continuait de m'estourbir.
Je tente de tenir ma nuque cintrée, seulement je ne puis garder cette position plus de quelques secondes et mon martyre reprend. Nous longeons un long couloir carrelé de faïence blanche. Tiens, nous ne sommes plus chez Miguel Sanchez, car sa guitoune ne saurait comporter un sous-sol de cette ampleur. On défile devant des portes de fer peintes en gris tristesse avant d'atteindre notre lieu de destination situé à l'autre extrémité du couloir.
La pièce où je fais mon entrée, les pieds devant, est illuminée à giomo. Entièrement revêtue de carreaux blancs, tout comme le long corridor, et meublée de trois sièges pompeux comme des chaires gothiques. Seulement, les sièges que je te cause sont en bois blanc et font penser plus ou moins à des chaises électriques, vu l'attirail de chaînes rivé aux pieds et aux accoudoirs. J'aperçois vaguement Béru, assis sur l'une d'elles. Les deux autres sont disponibles. L'un des gars me délie les jambes. L'aubaine ! Au diable l'ankylose. Sans perdre une seconde, je lui propulse mon Charles Jourdan droit dans les castagnes. Il hurle en dansant la gigue du culte.
Mais je ne puis savourer longtemps sa couillicite aiguë car l'autre figure d'étron me shoote un coup de franc direct dans le temporal. Ma tronche s'en va valdinguer au fond du filet. But !
— J'commençais à m'cailler la laitance, déclare mon grand ami Bérurier, t'étais dans un coltar que je t'avais jamais vu, gars, à pendre comme une biroute de chanoine…
Je m'efforce de respirer mesurément. Ça vient mal. Deux pertes de connaissance coup sur coup (si je peux dire), y a de quoi te grabouiller les pédoncules cérébraux. Ma vue, c'est kif la télé déréglée, plein de lignes transversales, de sertis trembloteurs.
Je me sens tout bizarre. N'arrive pas à concevoir ma position. Ces gueux m'ont ôté mon calbute et mon slip. J'suis assis cul nu sur la chaire de bois blanc, et le fond en est percé comme au temps à Louis XIV, lorsque Monsieur le Roi dépaquetait en présence de la cour tandis qu'on lui jouait du Luili.
J'ai une boucle de métal à chaque cheville et une large ceinture de fer au-dessus de la taille, ce qui me maintient inexorablement aux montants et au dossier du meuble. Je peux vérifier le sérieux du travail en contemplant le Gros, logé à la même enseigne que moi.
— Dis voir, Alexandre-Benoît, je gabouille, rêvé-je ou sommes-nous réellement à poil de la partie sud ?
— Tu rêves pas, mec. Vise nos futaux, dans le coin, là-bas…
— A quoi ça rime, ce cinoche, d'après toi ?
— Ça arrime à ce qu'on peut dépaqueter sans qu'on aye besoin d'aller faire ses besoins ailleurs. Le grand confort, gars. Dont duquel je conclus qu'ils comptent nous détentionner un bout de temps.
Un type chafouin (au menton car il est vigoureusement barbu) fait son entrée. Légèrement bossu, le nez cassé et mal rectifié, le regard humide, il tient un bloc d'une main, un crayon de l'autre, mais ces accessoires ne parviennent pas à lui donner franchement l'aspect d'un intellectuel.
— Bonjour, messieurs, nous salue-t-il fort civilement.
— Salut, Barbapoux, lui rétorque Béru. C't à quel sujet ?
— Je viens pour votre menu. Que souhaiteriez-vous manger et boire ?
On en est interloqués tellement qu'on ne trouve rien à répondre. L'autre se méprend sur notre mutisme.
— Vous n'avez pas faim ?
— Putain que si ! égosille Béru.
— En ce cas, je vous écoute…
Et il se met en batterie, le crayon sur les starting-blocks, prêt à enregistrer nos commandes.
Moi, j'aime bien les situations incongrues, pourtant, celle-ci me paraît par trop loufoque. T'imagines, Béru et moi, enchaînés sur des chaises percées, fesses à l'air en un lieu inconnu ? Et un rigolo bosco nous demande ce qu'il nous serait agréable de bouffer. Dis, y a pas de quoi s'y coller des plumes autour et se l'enfermer dans une cage à serin pour faire croire que c'est un zoizeau des îles ?
Le Mastar joue la situation.
— Pour moi, dit-il, ce sera du foie gras des Landes, avec une boutanche de Château d'Yquem et de la salade, et puis un coq-au-vin-pommes-vapeur accompagné d'une quille de Chambertin ; ensuite d'alors de quoi je me farcirais bien une côte de veau aux morilles sur un lit de purée. Comme fromtom', je doute que vous trouvassiez en Suisse un calandos valab', aussi j' m' contenterais d'un beau gruyère bien souple et qui renifle un brin la culotte de fermière. Quant au dessert, si vous auriez une bioutifoule tarte aux poires arrosée de chocolat chaud, j'm' laisserais faire une douche violente. Après le caoua, ce sera un double calva, s'il a pas cinquante ans d'âge, y n'est bon qu'à décaper le portail avant qu'on le repeinde. A part ça, j'ai pas d'autres ambitions, mon petit Bobosse.
L'autre a écrit avec le sérieux d'un maître d'hôtel de chez Lasserre. Il s'approche de moi.
— Et pour monsieur ?
— Un steak-frites et une pomme golden.
— Boisson ?
— Une bière danoise.
— Café ?
— Inutile.
Tel est le dialogue qui s'échange en cet antre mystérieux. Il est banal en soi, je sais. Mais revêt une singularité prodigieuse, compte tenu des circonstances. Est-ce que tu réalises bien, homme de peu de chou, si prompt à gober n'importe quelle pilule qu'on te flanque dans la bouche, à marcher derrière la première banderole venue, à te faire sucer par toute une chacune, voire tout un chacun, à payer les sommes qu'on te demande, en rechignant, certes, mais en acceptant les dix pour cent de majoration, ô toi, grand con superbe dans ta négritude blanche ? Acheteur de vignettes, régleur d'amendes, longeur de lignes continues, membre de sondé perpétuel, écouteur de Mammouth qu'écrase les prix, prôneur de lessives gloutonnes, regardeur de télé, porte-microbes, rouscailleur benoît, toi qui marches toujours, toujours, mais à contresens du tapis roulant, réalises-tu ce que peut représenter, pour l'esprit surréaliste, le seul vrai, les hommes enchaînés cul-nu que nous sommes, auxquels on demande d'annoncer leurs prétentions gastronomiques ?
Le bossu a fini de noter.
Il se retire.
Avant qu'il franchisse la lourde, je l'interpelle :
— Hé, l'ami !
Le contrepoids de sa gibbosité l'aide à volte-facer.
— Pardon ?
— Pouvez-vous nous dire ce que nous faisons ici ?
Et lui, d'un ton très naturel :
— Rien.
Puis il s'en va. Et nous morfondons amèrement.
Une demi-heure tout au plus s'écoule. Un grincement nous parvient. Nous constatons qu'il est produit par les roulettes mal graissées d'une table… roulante. C'est le petit barbichard qui nous apporte nos repas.